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Georges Castera est un écrivain public, auteur de vingt-trois livres de poésie en créole et de neuf recueils en français, ainsi que de deux anthologies : L’encre est ma demeure (Éd. Actes Sud, 2006), textes réunis par l’écrivain Lyonel Trouillot ; et une somme poétique réunissant sept recueils de sa poésie en créole sous le titre Rabouch (Éd. Presses Nationales d'Haïti, 2012). En 2007, un colloque a réuni des universitaires et des écrivains afin de discuter de la place de sa poésie dans les Caraïbes et les Amériques latines.
Georges Castera n’est pas revenu d’Espagne pour exercer la médecine. Il est revenu pour poursuivre une œuvre poétique dont le souffle procède moins d’un projet personnel que d’un engagement symbolique. Il ne s’agit pas d’écrire son propre nom – li pa fè l pou dyolè – mais d’inscrire dans le poème des voix qui ne savent plus comment se dire. Moins un privilège de classe qu’une volonté, une vocation de défendre. Il est revenu comme écrivain public, non au sens de fonctionnaire qu’on accorde aujourd’hui au poète, mais dans une acception revendiquée : celui qui prête sa langue à l’autre sans s’y substituer, celui qui écoute dans l’ombre pour faire entendre ce qui ne peut parler en son nom. Bref, dans une éthique de la parole décentrée que l’on aurait pu nommer polyphonie (Bakhtine, 1984). En d’autres termes, chez Georges Castera, la voix qui dit « je » n’est pas la sienne. Elle est celle de celui qui a vécu, et qui s’est placé derrière les yeux de l’autre pour parler une parole qui ne relève pas de sa subjectivité propre.
Avant d’être un homme des rues de Port-au-Prince, de Pétion-Ville ou de Tonm Gato, Georges est l’homme des tropes. Ses trouvailles littéraires relèvent de sa capacité à être le scribe de sa propre écriture, à créer un langage à l’état naissant, toujours tendu entre l’élan et la forme (Valéry, 1914). Dans ses poèmes, il n’y a pas un mot de trop, ni un vers superflu. On peut lire Cinq lettres, par exemple, pour saisir ce qu’il entend par écriture juste. La densité poétique découle d’une économie éthique du langage : écrire sans bavardage, nommer sans appauvrir. Les mots sont choisis avec maîtrise, et chaque mot, dans chaque vers, contribue à construire le poème, non à le poétiser, mais à le mettre en acte symbolique. S’il est grand poète, c’est en partie en raison de ses trouvailles littéraires, faire de l’État, par exemple, une personne en face. Ce n’est pas un effet de style : c’est une action poétique sur le réel. Une personnification politique (Fontanier, 1977). C’est, en somme, cette maîtrise littéraire – sa capacité à partir de l’abstraction et à en faire un fait concret, sa connaissance approfondie des procédés littéraires – qui fait de ses poèmes des actes d’hésitation du langage, et ce qu’il convient de considérer pour mieux vivre avec Castera.
Que dire de ce poème ?
Kokorat
Lari se manman-m
lari se papa-m
lari se lakou-m
lari se kabann mwen
2 timoun nan lari
ap jwe nan lari
youn nan yo di : “an-n twoke mizè !”
dlo kouri nan je lapli.
Dans ce petit poème de neuf vers tiré de Bow !, publié en 2004 chez Mémoire d’encrier, se joue une discussion à la fois sur la poétique, le langage et la proposition interne du texte. Ici, nous nous pencherons davantage sur la poétique à travers les figures de construction. Combien de figures y a-t-il dans ce poème ? Trois figures, ou plusieurs variantes d’une même figure ? Peut-être bien plus. Pour commencer à esquisser quelques évidences, on peut relever : l’épanode comme procédé moliéresque, des métaphores, et une figure symétrique appelée épistrophe. Dans « Lari se lakou-m », Georges Castera mobilise une figure mixte : métaphore d’une intimité déplacée, métonymie d’un foyer brisé.
Qu’est-ce qui fait l’unicité d’un tel poème ? Les procédés, l’écriture ? Ou la voix qui parle ?
Kokorat, bref poème de neuf vers tiré du recueil Bow ! (2004), donne à voir et à entendre une poétique du relais, de l’abandon recueilli. Les enfants de la rue n’ont ni foyer, ni jouets, ni voix propre. Castera ne les décrit pas, il les laisse parler. La douleur n’est pas simplement représentée : elle est structurée. Le poème articule la perte, au sens fort du terme. Il ne dit pas « l’enfant a perdu sa maison » ; il le fait entendre dans la structure même du vers. La répétition syntaxique dit l’obsession. La chute dit l’impossibilité d’en sortir. La figure devient l’abri de ce qui n’a pas d’abri réel. Ce geste n’est pas seulement thématique. Il est formel, syntaxique, symbolique. Chaque vers construit une figure ; chaque figure articule une perte. La rue – lari – devient tour à tour mère, père, cour, lit. Une syntaxe du manque. Et c’est par cette série d’identifications brisées que le poème élève un espace poétique où l’absence devient structure.
Comment une écriture si brève peut-elle porter un tel poids symbolique ? En quoi les procédés stylistiques – tropes, figures de mots, répétitions – ne sont-ils pas seulement rhétoriques, mais incarnent-ils une réalité sociale, une douleur, un délogement ? Kokorat est-il un poème de l’évocation ou un poème de la substitution symbolique, où la forme elle-même devient mémoire et abri ?
Les quatre premiers vers sont à la fois des tropes et des figures de mots. La distinction entre ces deux notions relève d’une logique à la fois classique et subtile. Elle remonte à la rhétorique antique – chez Aristote (Rhétorique, livre III) et Quintilien (Institution oratoire, livre VIII) – mais a été reprise et affinée dans la stylistique moderne par Fontanier (1977), Genette (1972) et Jakobson (1963). Les tropes et les figures de mots diffèrent par la nature de leur intervention dans le langage : les tropes modifient le sens d’un mot ou d’une expression en opérant un glissement sémantique – comme la métaphore, qui identifie deux réalités distinctes sur la base d’une analogie, ou la métonymie, qui substitue un terme à un autre lié par contiguïté (Jakobson, 1963 ; Genette, 1972). Ils déplacent la signification, ouvrent des zones d’interprétation, souvent poétiques ou symboliques.
Les figures de mots, quant à elles, n’agissent pas sur le sens mais sur la forme : elles relèvent du jeu sonore, du rythme, de la syntaxe ou de la répétition – comme l’allitération, l’épanode ou l’épistrophe (Fontanier, 1977 ; Groupe µ, 1970). Tandis que les tropes disent autrement pour faire voir autrement, les figures de mots disent avec insistance, musicalité ou structure pour faire entendre et sentir autrement.
Chacun des quatre premiers vers contient une figure métaphorique. Cependant, le troisième vers est discutable en tant que métaphore. On peut y voir une métonymie. Dans les deux premiers vers, le mot lari prend une autre forme de signifiance : le comparé demeure, mais le comparant change à chaque fois dans les vers qui suivent. Lorsqu’on considère l’ensemble des quatre premiers vers – c’est-à-dire la première strophe du poème – sur l’axe paradigmatique, lari devient un mot pivot qui revient à la lecture. Ce procédé de répétition structurée du mot lari, dans les quatre vers pris ensemble, constitue une figure de mot : une épanode (Fontanier, 1977 ; Groupe µ, 1970). Or, la décomposition de la strophe en vers suggère et introduit une autre figure : une dynamique rythmique à la fois formelle et symbolique. On peut donc penser – malgré la difficulté d’en énoncer la certitude, l’intention poétique étant toujours partiellement irréductible – que cette figure n’est pas utilisée uniquement pour sa sonorité ou pour ancrer le lexique de la rue, mais qu’elle installe poétiquement l’absence : la famille est substituée à autre chose que ce qu’elle aurait dû être.
« Lari se lakou-m » : de quelle figure de style s’agit-il dans ce vers ? Une métaphore ou une métonymie ? À première vue, on peut l’assimiler à une métaphore, puisqu’y figurent les deux éléments de l’identification. C’est une métaphore apparente : le comparé lari et le comparant lakou-m. Les deux éléments sont présents pour le dire. Cette identification directe suggère une métaphore déclarative, une substitution analogique où l’espace public devient le substitut affectif de l’espace domestique. Ce glissement d’un lieu réel à un lieu symbolique – la rue devenant foyer – configure donc une métaphore ambivalente, affectivement chargée, née d’un manque : celui du foyer disparu.
Mais si l’on affine la lecture, le vers se replie subtilement vers une métonymie. Ce n’est plus une analogie, mais un glissement de sens par contiguïté : lari fonctionne alors comme le contenant brut, réel, tangible, et lakou comme une extension réduite, une trace métaphorique de ce que la rue a absorbé. Ce n’est plus la rue qui est comme la cour : c’est la rue qui a remplacé la cour, dans un processus de désymbolisation du lien familial. Le lakou – espace traditionnel de la socialisation haïtienne, de la mémoire collective, des transmissions intergénérationnelles – se trouve dissous dans l’asphalte, déplacé hors de lui-même. C’est un transfert symbolique puissant, où l’espace public, souvent hostile, se substitue à l’espace domestique, protecteur. Le je poétique affirme ainsi que ce lieu de passage, d’abandon, devient son espace d’ancrage, son foyer par défaut. La rue n’est plus seulement un lieu d’errance : elle devient le seul cadre possible de l’appartenance, de la familiarité, voire de la tendresse perdue.
Selon Roman Jakobson (1963), on peut lier la métaphore à l’axe paradigmatique – elle repose sur la sélection d’un élément en fonction d’une analogie – tandis que la métonymie appartient à l’axe syntagmatique : elle repose sur la combinaison, la contiguïté, le lien concret. Or, dans ce vers, la proximité de lari et lakou engage ces deux axes à la fois : le poète n’identifie pas, il remplace. Ce que Gérard Genette (1972) qualifierait de métaphore métonymique : figure mixte, instable, qui trouble les frontières. On peut aussi relire ce vers à la lumière des travaux du Groupe µ (1970), qui voient dans les figures des opérations de transformation du code linguistique. Ici, lari représente une abstraction spatiale, une généralisation violente du réel urbain ; lakou, en retour, vient particulariser ce signifiant, le charger de mémoire. La rue devient alors l’objet même que les enfants possèdent – non un foyer symbolique, mais un espace de survie, devenu par nécessité leur seul ancrage.
La deuxième strophe, dans ses deux premiers vers, ne commence plus par lari : le mot devient celui qui clôt le vers. Intervient alors une figure symétrique – l’épistrophe – ou répétition finale, en miroir de l’épanode initiale. On lit ainsi : « 2 timoun nan lari / ap jwe nan lari ». Malgré la présence identique de la préposition nan dans les deux vers, le sens n’est pas le même. Il aurait pu écrire « 2 timoun lari ». Cela aurait exprimé sa propre subjectivité, dans une formulation abrupte et essentialisante, réduisant les enfants à une catégorie sociale, et inscrivant la voix dans une posture accusatrice. Il ne le fait pas. Il choisit la structure nan lari, qui désigne un espace dans lequel on est jeté, et non un attribut d’identité.
Cette nuance syntaxique est capitale : elle permet une lecture non réductrice de la condition de ces enfants, que le poème ne nomme pas, mais dont il figure l’enracinement forcé dans un espace d’exposition et de déracinement. Le premier vers construit un lieu de passage, un espace géographique neutre où l’on constate la présence des enfants. Dans le second, le vers devient un lieu d’action, d’accomplissement du jeu. Ces enfants n’ont ni quatre murs, ni parents, ni adultes pour surveiller leurs jeux ou leurs jouets. Ils n’ont pas de vrais jouets non plus. Leur jeu consiste en un échange de leur souffrance commune, dans une demande implicite de partage.
Qu’est-ce qui fait l’unicité de ce texte ? Ce qui émeut dans ce poème, c’est la capacité du poète à devenir les yeux de l’autre. On peut désigner ce tempérament d’écrivain par le terme souvent repris d’écrivain public. Ce sont des voix nouées dans un poème. Ce n’est pas simplement une description : c’est un geste de substitution symbolique, par lequel le poète renonce à sa propre parole pour devenir le dépositaire du murmure de l’autre.
Castera devient ce qu’on peut appeler un écrivain public – non pas celui qui transcrit, mais celui qui transforme la parole du délaissé en puissance symbolique : la voix d’un sujet dominé, d’un sujet privé de foyer et accablé de manques. Une autre voix, identifiable à celle du poète, vient ponctuer ce chant en précisant le nombre d’enfants. Le blanc entre la deuxième strophe et la chute du poème marque une pause dans la parole des enfants et souligne la peine perçue par le poète : « Dlo kouri nan je lapli ».
Le poète se place aux côtés des enfants des rues, il écoute, prête sa voix en restituant leur dialogue avec innocence et candeur. Ces enfants n’ont ni quatre murs, ni adultes pour surveiller leurs jeux, ni jouets assignés. Leur jeu consiste à échanger la souffrance : « An-n twoke mizè ! » dit l’un, dans une tentative dérisoire mais poignante de transformer la misère en matière d’échange. Le jeu, ici, n’est pas divertissement, mais mise en partage d’un commun dénuement. C’est dans cet espace minimal, sans règle ni clôture, que se manifeste l’une des puissances du poème.
L’un des indices les plus subtils de cette écoute se trouve dans la précision même : « 2 timoun ». Le poète ne généralise pas. Il individualise dans l’anonymat ; il donne corps à une scène sans pathos. Et lorsque vient la chute du poème – « Dlo kouri nan je lapli » – un dernier glissement s’opère. Il n’est plus possible de distinguer ce qui relève des larmes ou de la pluie. L’intime et l’atmosphérique se fondent. La douleur devient paysage, climat, écriture météorique.
Qu’est-ce qu’un écrivain qui ne se donne pas un pari comme celui-ci ? Qui cesse de penser le monde et ses choses en dehors de sa propre subjectivité ? La réussite poétique de Castera dans Kokorat ne tient pas uniquement à l’habileté stylistique, mais à ce que cette écriture accomplit : une écoute mise en poème, une communauté de souffrances transfigurée en communauté de voix. La force du poème ne repose donc pas seulement sur la subtilité des figures (épanode, épistrophe, tropes mixtes), mais sur ce que cette architecture formelle accomplit : une écoute devenue poème, une communauté de souffrances devenue communauté de voix. Le poème devient abri temporaire. La forme devient un espace où l’indicible prend corps sans s’abolir.
Références
Aristote. (2007). La Rhétorique (M. Meyer, Trad.). Paris : Vrin.
Bakhtine, M. (1984). Esthétique de la création verbale (T. Todorov, Prés.). Paris : Gallimard.
Castera, G. (2004). Bow! Montréal : Mémoire d’encrier.
Fontanier, P. (1977). Les figures du discours. Paris : Flammarion.
Genette, G. (1972). Figures III. Paris : Éditions du Seuil.
Groupe µ. (1970). Rhétorique générale. Paris : Larousse.
Jakobson, R. (1963). Essais de linguistique générale. Paris : Éditions de Minuit.
Quintilien. (1975). Institution oratoire (Livre VIII) (Trad. collective). Paris : Les Belles Lettres.
Valéry, P. (1941). Tel quel. Paris : Gallimard.
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