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Deux chansons de la famille Dérisier attirent mon attention sur la condition d’être chrétien en Haïti. Pa pale (« Taisez-vous ») de Joy Clerf Derisier et M ap ri (« Je suis dans la joie ») de Jean Claude Derisier sont deux morceaux très populaires sur TikTok. Sur YouTube, les deux cumulent plus de 11,2 millions de vues. Il convient toutefois de noter que le nombre de vues ne constitue pas un indicateur fiable pour juger de la pertinence d’un morceau. Néanmoins, il peut nous aider à mieux saisir l’impact de cette musique dans l’univers chrétien.
Le chrétien construit son propre monde. Il vit dans une bulle, en marge. Son corps semble détaché de son esprit. Il se croit guidé par le Saint-Esprit, avec lequel il imagine être en fusion. Mais on peut se demander : comment le Saint-Esprit se manifeste-t-il dans le corps du chrétien ? Ce corps, censé recevoir l’Esprit, ne doit-il pas remplir certaines conditions pour qu’une véritable communication s’installe ? Et comment demeurer saint dans un environnement peu propice à une telle relation ?
Il semble que le chrétien ne se pose pas la question de son rapport au Saint-Esprit de la même manière que les vodouisants interpellent les loas. Ces derniers s’approprient le corps des vodouisants parce qu’ils en connaissent l’état. Par le processus de purification du corps, les loas peuvent ainsi entrer en communication avec eux. Pour les chrétiens, en revanche, les conditions de cette communication spirituelle dépendent du lien personnel qu’ils entretiennent avec Dieu. Mais comment ce lien peut-il être défini ? Est-il exprimé de manière uniforme par tous les chrétiens ?
En nous inspirant des deux chansons mentionnées ci-dessus, nous chercherons à comprendre le rapport que le chrétien entretient avec le monde. Nous analyserons ce rapport comme une forme de suspension du réel : le chrétien est en suspens. Il se marginalise volontairement. Cette posture amène à penser qu’il ne peut s’engager dans la transformation du monde, puisqu’il croit vivre dans une réalité fictive et imaginaire. Il lui devient difficile d’être un citoyen actif, tant sa participation au faire société semble entravée.
Contexte de production et sens des tubes de la famille Dérisier
La chanson Ma p ri du pasteur Jean Claude Dérisier a été publiée sur YouTube le 20 septembre 2017. Après sept ans, elle totalise près de dix millions neuf cent onze mille quatre cent quatre-vingt-dix-neuf vues, accompagnées de cinquante mille mentions « j’aime ». Dans ce morceau, le pasteur explique qu'en raison des problèmes de ce monde et des souffrances réelles des chrétiens, il n'est plus question d'agir, car la résolution des difficultés incombe à Dieu. Face à l'insécurité, au kidnapping, au chômage, à l'immigration, à l'inflation et à l'envoûtement, Dieu répond de manière catégorique. Le chrétien n'a plus à se soucier des problèmes de ce bas-monde, puisqu'il est entouré et protégé par le manteau du Saint-Esprit. Il vit hors du temps et hors du monde. L'homme ordinaire, dépourvu du Saint-Esprit, du Père et du Fils, se plaint des problèmes concrets de la société, alors que, selon le pasteur, ceux-ci connaissent les difficultés des croyants et agissent en conséquence. Ainsi, le pasteur invite le chrétien à se concentrer sur sa relation avec le Très-Haut et à se détacher des réalités qui le tourmentent.
De cette posture découle un désengagement du chrétien dans la dynamique sociale. Travailler, participer à la vie citoyenne ou chercher à transformer son quotidien ne relèveraient pas de ses préoccupations. Sa réalité matérielle devrait, selon ce discours, être modifiée par l'homme ordinaire, souvent critiqué dans les prêches. En incitant les croyants à se préoccuper du divin, le pasteur, paradoxalement, s'intéresse au terrestre autant qu'au céleste. Souvent, son évangile semble n'aborder que les réalités d'en bas.
Pa pale, interprété par Joy Clerf Derisier, fils du pasteur Jean Claude Derisier, a été publié le 1er mai 2025, soit environ un mois avant cette analyse, et compte déjà plus de 314 000 vues sur YouTube. Cette chanson s’inscrit dans la même logique que Ma p ri : elle invite les chrétiens à ne pas agir, car Dieu combattra à leur place. Le silence devient ainsi une forme d’inaction sanctifiée. Selon le chanteur, le chrétien doit se taire en toutes circonstances. Cependant, cette réduction du pa pale à un silence pur et simple constitue un contresens grossier du message du Christ. Le chrétien est appelé à agir pour faire du ciel son héritage. Le silence chrétien, dans sa véritable essence, réside dans la manière dont il répond aux non-croyants qui le provoquent, mais il ne devrait jamais se transformer en apathie. Il s’agit d’un silence porté par la foi, un silence actif et habité, ce que la chanson ne formule pas. Le silence chrétien doit être compris comme un acte de foi agissante.
Auto-marginalité du chrétien face à la réalité du monde
L’expression Pa pale pa pale pale (« Taisez-vous, taisez-vous... ») peut prêter à diverses interprétations. Elle semble à la fois inciter à l’action spirituelle et encourager le désengagement face aux responsabilités terrestres. Cependant, dans l’usage qui en est fait, l’engagement social et politique semble évacué, transformant ce pa pale pale en condition d’appartenance à l’identité chrétienne.
Réduit à un silence passif, le pa pale devient néfaste. Il produit un chrétien coupé du monde, rejetant toute forme d’« être-au-monde », pour reprendre la terminologie existentialiste (Larrieux, 2023). Le fils du pasteur Jean Claude Dérisier présente alors un croyant incapable de comprendre sa réalité, d’identifier ses besoins ou d’élaborer un projet de survie. Toute orientation vers un avenir concret doit venir d'En-Haut. Le chrétien est donc en décalage avec le réel. Il vit dans un monde d’apparence, se dépouillant de toute ambition liée au travail, à l’action collective ou à la projection. Dieu seul comprend ses douleurs et agit pour lui. Il n’est donc nul besoin d’agir.
Dans ce cadre, le chrétien ne manifeste plus la volonté de transformer son monde. Toute dynamique de lutte, de contestation ou de changement lui échappe. Sa seule transformation possible est idéale et céleste. Il rêve du paradis, d’un monde de bonheur qu’il imagine dans une logique illusoire. Ce décalage s’exprime dans une posture contemplative : le fidèle n’observe rien de son environnement immédiat. Il se concentre sur sa vie céleste à venir.
Le paradoxe réside dans le fait que le pasteur, qui prêche le détachement matériel, détient tout ce dont il a besoin. Il assure même la pérennité de ses ressources et de celles de sa famille, tout en empêchant ses fidèles de reconnaître la nécessité d’un engagement actif pour améliorer leurs conditions matérielles. Pa pale pa pale pale devient alors un mot d’ordre de silence et de retrait, empêchant le chrétien de participer à la dynamique sociale, politique et culturelle.
Face à l’insécurité, au kidnapping et au chômage, le chrétien se résigne et laisse Dieu agir à sa place. Le résultat, visible de tous, témoigne d’un immobilisme délétère.
Ces mots de la chanson Pa pale en témoignent :
Kite Bondye pale pou ouKite Bondye aji pou ouPlan batay ou aNan men LetènèlPa pale, gade sa Bondye gade, sa Bondye pral fè.
(Laissez Dieu intercéder pour vous. Laissez Dieu combattre pour vous. Le plan de combat est entre les mains de l’Éternel. Taisez-vous et attendez ce que Dieu fera en votre faveur.)
Cette posture de l’idéal chrétien remet en question toute conviction sociale, tout calcul rationnel et toute action collective. Elle s’oppose radicalement à la notion d’engagement, que l’on peut définir ainsi :
« S’engager, c’est entrer, par conviction ou par calcul, dans des liens avec d’autres (promettre), en vue d’une action commune (agir), qui implique un choix (choisir) et comporte certains risques pour soi-même (risquer) » (Bajoit, 2006, p. 28, cité dans Greissler, 2014, p. 53).
Dans cette perspective, la responsabilité constitue le moteur de l’action. L’engagement suppose également un rapport à soi, aux autres et au monde. L’action responsable vise une finalité collective. Ainsi, comme l’écrit Greissler (2014, p. 53), en s’appuyant sur Gaudet (2001), il existe une notion de responsabilité traversant l’action : promesse, gage, contrat moral, mais aussi rapport à soi, aux autres et au monde. De même, selon cette même analyse, et en référence à Pennec (2004) ainsi qu’à Sawicki et Siméant (2009), l’engagement politique s’exprime par une action collective orientée vers une cause (Greissler, 2014, p. 54).
Dans le cas du chrétien décrit ici, la responsabilité dans l’action est absente. Il n’est pas appelé à agir, mais se complaît dans une attente passive. Il se replie sur lui-même et délègue toute initiative au Très-Haut. Il se désengage de la vie civique et de toute action transformative, ne participant à aucune cause collective.
D’ailleurs, la notion même de collectivité semble étrangère à son vocabulaire spirituel, car le salut est conçu comme une affaire strictement personnelle. Chacun s’isole dans la prière, considérée comme la seule voie vers la grâce du Christ. En ce sens, le chrétien se marginalise volontairement dans la société. Faire société devient la tâche des autres, non la sienne.
Le pasteur Jean Claude Dérisier adopte une perspective similaire à celle de son fils en exprimant cette vision du chrétien dans ces vers :
Anwo m konekteM di anwo m konekte wiTout sa m posede soti anwoTout sa m bezwen soti lakay papam anwo
M ap viv nan peyi a se kòm isiba, lespri m konekte anwoLakay papa m anwo.
(Je suis connecté en haut. Je dis bien que je suis connecté en haut. Tout ce que je possède vient d’en haut. Tout ce dont j’ai besoin provient de la maison de mon Père, là-haut. Je vis dans ce pays comme si je n’y étais pas ; mon esprit est connecté là-haut, dans la maison du Père.)
En ce sens, le chrétien est déconnecté des conditions matérielles de son existence, détaché de son esprit. Son corps ne possède aucune propriété essentielle lui permettant de s’adapter à la réalité du monde. Les problèmes de la société ne le préoccupent pas, et la transformation du monde n’entre pas dans ses préoccupations. Ce qui lui importe, c’est la projection dans la « maison du Père ». Cette posture illustre l’une des conditions de la marginalité : le chrétien s’autoexclut du processus de transformation sociale.
Sa misère sociale n’est pas perçue comme une question de justice ou d’inégalités, mais comme une conséquence de sa désobéissance au Père. À ses yeux, les inégalités sont éphémères. Il attend l’intervention du Très-Haut. La violence, l’insécurité, le kidnapping ou le chômage lui semblent abstraits, dépourvus de substance. Il vit dans le monde, mais s’en isole mentalement. Toute épreuve terrestre n’est pour lui qu’un test envoyé par le ciel.
Il se perçoit comme un nouveau Job, mais sans la foi de Job. Il s’identifie à Jonas, sans comprendre la complexité de son récit. Il habite un monde parallèle qu’il imagine, mais dont il ne maîtrise ni les contours ni les fondements. Il attend l’inattendu :
Map viv nan peyi a malgre lavi a chèLespri m pa isiba malgre ensekirite
Sekirite m soti anwoLakay papa m anwo.
(Je vis dans ce pays malgré la cherté de la vie, en dépit de l’insécurité ; ma sécurité vient d’en haut, dans la maison du Père.)
Face à la destruction du monde et à l’insécurité, il considère que ces épreuves n’ont aucun effet sur lui. Il affirme que les autres ne peuvent le comprendre. Il se sent protégé par le divin, même au cœur de la haine, de la méchanceté et de la corruption qui minent son quotidien. Il prétend vivre en dehors du monde, tout en participant aux vices de celui-ci.
C’est ici que surgit l’ironie : le monde qu’il prétend quitter est aussi celui auquel il contribue, de manière silencieuse et dissimulée. Cette posture relève d’une forme de dissonance cognitive. Il revendique son exclusion du monde, tout en demeurant pleinement acteur des contradictions du réel :
Se sak fè yo pa konprann mwenVwazin nan pa ka konprann mwenImigrasyon pa ka konprann mwen
Zanmi m pa ka konprann.
(C’est pourquoi ils ne peuvent me comprendre. Le voisin ne comprend pas ma situation. L’agent d’immigration ne la comprend pas. Mes amis non plus.)
Ainsi, le chrétien demeure dans une incompréhension perpétuelle, sans se soucier de la situation des autres. Ce qui l’intéresse, c’est de vivre son quotidien comme une bénédiction divine. Cette posture justifie, par ailleurs, son attitude face aux problèmes : il se réfugie dans un état de béatitude.
Se sak fè nan mitan pwoblèm sa m ap ri
Nan mitan dezè m ap riAndedan peyi a m ap riNan ensekirite, m ap ri
Fwaye a divize, m ap ri
Pwoblèm sa a pa sou kont mwenGen yon bagay yo pa genyenSentespri yo pa genyenM gen onksyon yo pa genyen.
(Au cœur des problèmes, je ris. En plein désert, je ris. Dans le pays, je ris. Face à l’insécurité, je ris. Même quand le foyer est brisé, je ris. Ces problèmes ne me concernent pas. Ils n’ont pas ce que j’ai. Ils n’ont pas le Saint-Esprit. Moi, j’ai l’onction qu’ils n’ont pas.)
Il s’agit d’une joie béate, sans fondement solide. Une joie construite sur le vide. Le seul principe qui soutient cette posture semble être l’idée que Bondye bon (Dieu est bon), affirmée comme condition suffisante de l’existence chrétienne. La valeur travail, dans ce cadre, est perçue comme étrangère, voire contraire, à cette forme de vie chrétienne.
En guise de conclusion
En somme, la vie du chrétien haïtien, telle que décrite dans ces discours, est enveloppée de faux-semblants qui le rendent socialement inactif, parfois même ridicule dans son rapport au monde. Il prétend vivre à part, en marge de la société. Il s’auto-marginalise, se retirant symboliquement des dynamiques sociales, économiques et politiques.
Cependant, cette marginalité est en grande partie une posture de façade. Elle sert à justifier le désengagement et à fuir les responsabilités collectives. Elle constitue une stratégie d’évitement des luttes réelles, des efforts de transformation et de participation. Pourtant, dans un paradoxe total, ce même chrétien finit souvent par s’engager, consciemment ou non, dans des logiques de corruption, de clientélisme ou de compromission.
Ainsi, derrière l’apparente sainteté se cache une tension non résolue entre la foi proclamée et les pratiques ordinaires. Sous couvert de spiritualité, le retrait du monde dissimule des contradictions profondes. Celles-ci deviennent visibles dès que l’on prête attention à leurs effets concrets.
Références
Greissler, É. (2014). L’engagement des jeunes en situation de marginalité : Une part d’ombre ? Lien social et Politiques, 71, 51‑68.
Larrieux, B. (2023, août 28). Foi et pouvoir en Haïti : Les échecs des tentatives de sauvetage spirituel - CHARESSO - Centre haïtien de recherche en sciences sociales.