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Les classes sociales en Haïti : un concept imprécis

Une analyse critique des classes sociales en Haïti, appelant à des enquêtes empiriques rigoureuses pour fonder les catégories sociologiques.

Hiérarchie sociale. Illustration : Gazette Universitaire. Représentation schématique des inégalités entre groupes sociaux.

Table des matières

Souvent mobilisé à tort et à travers, le concept de classe sociale suscite de nombreuses polémiques en Haïti. Dans les journaux, les ouvrages (scientifiques ou non), les médias et sur les réseaux sociaux, ce concept est évoqué tantôt pour expliquer, tantôt pour dénoncer ou condamner certains faits sociaux, notamment les inégalités économiques et sociales. Cependant, cette utilisation s'effectue généralement sans fondement empirique. Les discours tendent à justifier ou à incriminer une classe au détriment d’une autre, reposant davantage sur des jugements de valeur que sur une analyse sociologique rigoureuse.

Dès lors, une question centrale se pose : comment aborder un concept aussi politiquement et émotionnellement chargé avec un maximum d’objectivité sociologique ?

En Haïti, l'évocation des classes sociales se limite souvent à trois grandes catégories : la « classe bourgeoise », la « classe moyenne » et la « classe populaire ». Mais sur quels critères scientifiques repose une telle classification ? S'agit-il de critères économiques, sociaux, culturels ou ethniques ? La question demeure largement ouverte en l'absence de cadres théoriques clairement définis ou d’enquêtes empiriques systématiques.

Hormis l’enquête de Micheline Labelle (1987), réalisée en 1971-1972 — dont les résultats, bien que significatifs, sont aujourd'hui dépassés — peu d’études empiriques ont été menées sur les classes sociales en Haïti. Labelle s'est intéressée à la bourgeoisie mulâtre traditionnelle, à la petite bourgeoisie (ou « classe moyenne »), ainsi qu’à trois groupes paysans, sans toutefois proposer une analyse globale du champ social haïtien. Par ailleurs, bien que quelques travaux, majoritairement de type essayiste, abordent la bourgeoisie ou les classes populaires, la classe moyenne reste largement sous-étudiée, à l'exception de deux recherches récentes (Nicolas, 2020 ; Ricot, 2018).

Dans cette optique, le présent article plaide pour une nécessité urgente : celle, pour les sciences sociales en Haïti, de mener des enquêtes empiriques rigoureuses sur les dynamiques des classes sociales, afin de rendre intelligible la structuration du monde social haïtien contemporain.

Penser sociologiquement les classes sociales en Haïti.

Aborder la question des classes sociales en Haïti sous un angle sociologique est une entreprise à la fois complexe et lourde de conséquences. Cette complexité provient d'une structure sociale difficile à appréhender, souvent rétive aux cadres théoriques établis, ce qui peut engendrer une certaine insatisfaction et susciter des réactions vives, voire des émotions conflictuelles. Cependant, si l'on garde à l'esprit que la sociologie vise à rendre intelligible le monde social, cette démarche — aussi délicate soit-elle — s'impose par sa fécondité scientifique.

Comme mentionné précédemment, les trois classes sociales généralement évoquées dans la littérature historique et sociologique haïtienne font rarement l'objet d'analyses empiriques rigoureuses. Les travaux disponibles s'inscrivent le plus souvent dans une perspective essayiste. De nombreux sociologues, économistes et chercheurs en sciences sociales se contentent ainsi de relayer, parfois inconsciemment, des représentations issues du sens commun — individualistes, naturalistes, réactionnaires ou métaphysiques — qui relèvent davantage d'une pensée parasociologique ou parascientifique. Ces représentations véhiculent l'idée que les personnes pauvres le seraient par manque d'effort, par paresse ou refus de travailler (comme les paysan·ne·s ou les ouvrier·ères), tandis que les personnes riches — souvent issues des élites syro-libanaises ou mulâtres — seraient des travailleurs acharnés, animés par l'esprit d'entreprise et une éthique capitaliste. Pourtant, une observation sommaire du réel social suffit à démontrer que cette vision ne résiste pas à une analyse sociologique rigoureuse.

Une enquête empirique approfondie sur les classes sociales en Haïti s'avère donc indispensable, même si ce n'est pas l'objet immédiat de cet article, qui adopte avant tout une perspective méthodologique. Il est néanmoins important, à ce stade, de proposer un cadre conceptuel propre à une approche sociologique de la question des classes sociales en Haïti.

Penser sociologiquement les trois classes sociales en Haïti (si tant est qu'il en existe véritablement trois) suppose de les appréhender de manière relationnelle, en les situant dans l'espace social haïtien, conçu comme un réseau de relations objectives, autrement dit un champ social (Bourdieu, 2001, 2022). Cette approche complexifie l'analyse, car chaque agent social, selon la classe à laquelle il appartient, est porteur d'un habitus et doté d'un volume ainsi que d'une structure de capitaux (économique, culturel, social), qu'il convient de prendre en compte pour le positionner dans cet espace.

Autrement dit, les agents sociaux, présents dans cet espace relationnel, sont interconnectés par des relations objectives — souvent invisibles — qui structurent leurs positions respectives et influencent leurs actions et prises de position. Cette interdépendance fondamentale permet de classer les agents du monde social haïtien selon des caractéristiques sociales spécifiques et de les situer dans des positions différenciées au sein de cet espace. Une telle démarche théorique offre une alternative aux compréhensions essentialistes — substantialistes ou culturalistes — des classes sociales et des individus qui les composent. Le mode de pensée relationnel, tel que développé par Bourdieu (2022), s'avère ainsi le plus pertinent pour appréhender les sociétés contemporaines.

Le point de vue structurel adopté ici ne peut cependant ignorer une approche processuelle. Les structures et les processus constituent en effet les deux piliers fondamentaux de toute démarche sociologique rigoureuse (Joly, 2020). Raisonner en sociologue, c'est toujours articuler l'analyse des structures à celle des processus. Ces deux dimensions sont indissociables pour toute lecture cohérente du monde social.

Comprendre les classes sociales en Haïti suppose donc de retracer la sociogenèse de l'État et de la société haïtienne. Penser les classes sociales — et donc les inégalités sociales — consiste à interroger les rapports sociaux fondamentaux qui structurent durablement cette société (Lahire, 2023 ; Testart, 2021). Celle-ci est traversée par des rapports de classe qui en organisent la hiérarchie. Elle peut ainsi être envisagée comme une structure à la fois structurée et structurante, un champ de forces agissant sur les agents sociaux. Toute enquête empirique devrait donc s'accompagner d'une démarche historique : il est indispensable d'historiciser son objet d'étude.

Par ailleurs, les sociologues et les chercheurs en sciences sociales doivent interroger les conditions sociales objectives — telles que la position sociale, les mécanismes politiques et les dynamiques structurelles — qui façonnent les trajectoires des agents du monde social, en particulier ceux issus des classes populaires. Ce questionnement invite à la mise en œuvre d'enquêtes empiriques rigoureuses, capables d'analyser avec précision les parcours de ces individus, en remontant jusqu'à leur famille d'origine. Il s'agit ainsi d'identifier les effets des politiques publiques, notamment néolibérales (programmes d'ajustement structurel, réformes économiques, etc.), mises en œuvre par l'État et susceptibles d'avoir appauvri certaines familles ou, à l'inverse, favorisé leur enrichissement.

Cette approche sociogénétique permettrait d’observer conjointement les pratiques (actions, stratégies) et les représentations (croyances, raisonnements, schèmes d’interprétation), autrement dit les prises de position de ces agents sociaux, tout en les resituant dans les espaces de position — conçus comme des configurations relationnelles — qu’ils occupent. Une telle démarche constituerait une orientation pertinente pour saisir la logique de la fabrication sociale des classes en Haïti.

Il est donc impératif que les sociologues, économistes et autres chercheurs en sciences sociales s’engagent dans des enquêtes rigoureuses sur ces processus. Cela soulève une question essentielle : que sait-on aujourd’hui, de manière objectivée, des classes sociales en Haïti ?

La bourgeoisie entre difficulté et inaccessibilité

En Haïti, un seul critère tend à dominer lorsqu’il s’agit de désigner quelqu’un comme membre de la bourgeoisie : le capital économique, auquel s’ajoute parfois une dimension ethnique, notamment l’appartenance aux groupes syro-libanais ou mulâtres (Étienne, 2007, pp. 61–63). Ce critère renvoie au positionnement hégémonique de certains individus dans l’économie haïtienne, à leur richesse, tout en négligeant d’autres dimensions fondamentales telles que le capital culturel et le capital social. Pourtant, les travaux de Pinçon et Pinçon-Charlot (2007) ont montré que la richesse est multidimensionnelle, articulant divers types de capitaux.

À ce jour, la bourgeoisie haïtienne n’a pas fait l’objet d’enquêtes systématiques en sciences sociales. On sait peu de choses sur son patrimoine, ses résidences, ses pratiques culturelles, son rapport à la politique, son style de vie, ses logiques matrimoniales ou encore son habitus. Les rares informations disponibles relèvent le plus souvent de rumeurs ou de discours informels. Comment les enfants issus de la bourgeoisie sont-ils socialisés en Haïti ? Des connaissances rigoureusement produites permettraient de mieux comprendre une classe qui exerce une domination économique et sociale structurelle.

Toute analyse des inégalités socioéconomiques en Haïti gagnerait à s’appuyer sur une connaissance empirique de la bourgeoisie. Les chercheurs en sciences sociales devront, dans les années à venir, affronter cet objet d’étude difficile et peu accessible. Difficile, car ils sont souvent issus de milieux modestes et se trouvent ainsi en position dominée face à des individus disposant d’un capital économique, culturel et social supérieur (Pinçon & Pinçon-Charlot, 2015). Inaccessible, car ces groupes pratiquent un entre-soi reposant sur des « stratégies explicites d’évitement des autres groupes sociaux » (Pinçon & Pinçon-Charlot, 2015, p. 13). Dans ces conditions, toute tentative d’accès à ce milieu suppose d’emblée des mécanismes de recommandation ou d’intermédiation.

D’un point de vue historique, la bourgeoisie haïtienne constitue la classe dominante depuis l’indépendance. Elle prolonge directement la logique du système colonial de Saint-Domingue. Après 1804, cette classe est incarnée par les anciens généraux noirs et mulâtres devenus de puissants propriétaires terriens, tandis que les masses populaires n’avaient pour seule ressource que leur force de travail. Cette structure initiale a profondément façonné la société haïtienne et continue à peser sur ses dynamiques sociales contemporaines. C’est pourquoi toute étude sur les classes sociales en Haïti doit impérativement intégrer une perspective historique.

Avec l’évolution de la société haïtienne, une nouvelle catégorie sociale a émergé : les classes moyennes, apparues notamment durant l’occupation américaine (1915–1934) (Nicolas, 2020).

La classe moyenne : absence de données, flou conceptuel et homogénéisation sauvage

La classe moyenne est sans doute l’un des concepts les plus imprécis parmi ceux mobilisés pour penser les classes sociales. Certains estiment qu’il suffit de disposer d’un capital culturel et d’un capital social pour être, ipso facto, classé dans la classe moyenne. Autrement dit, la mobilité sociale ascendante — souvent perçue comme le fruit de la scolarisation — en constituerait le principal moteur, d’autant plus que la majorité des individus qui s’identifient à cette classe proviennent des milieux populaires. Pourtant, à y regarder de plus près, la frontière entre les catégories dites « classe moyenne » et « classe populaire » demeure floue en Haïti. Relève-t-elle du capital économique, du capital culturel, du capital social ? Aucun critère clairement défini ne permet de trancher.

Classiquement, la classe moyenne est envisagée comme une strate intermédiaire, située entre la bourgeoisie et les classes populaires. À cette caractérisation s’ajoute un critère subjectif — le sentiment d’appartenance exprimé par les individus — ainsi que des critères objectifs tels que le niveau de revenu (individuel ou par ménage) et la position socioprofessionnelle (Bosc, 2013, pp. 8–9). Bien que de nombreuses personnes se revendiquent de la classe moyenne (critère subjectif), les données sur leurs revenus réels et leurs statuts professionnels (critères objectifs) font cruellement défaut. Or, ces données seraient précieuses pour permettre une définition rigoureuse et nuancée de cette classe sociale. En l’absence de tels repères empiriques, le concept donne lieu à des usages approximatifs et à une homogénéisation abusive.

En Haïti, la classe moyenne est souvent associée à certaines catégories socioprofessionnelles, mais aussi à des groupes investis dans le champ politique, souvent au détriment du champ économique dominé par la bourgeoisie. Dans cette perspective, Alrich Nicolas (2020) qualifie cette frange de « classes moyennes de gouvernement », soulignant leur ancrage historique dans l’appareil d’État et leur proximité avec les logiques du pouvoir. Les classes moyennes occuperaient ainsi une position stratégique dans les dynamiques de transformation sociale, parfois en alliance conjoncturelle avec les classes populaires.

La classe populaire : entre familiarité et sens commun

Comme l’ont montré Claude Grignon et Jean-Claude Passeron (1989), deux tendances dominent souvent l’étude des classes populaires : le populisme et le misérabilisme. Le populisme considère les classes populaires comme des catégories suffisantes, porteuses d’une authenticité culturelle, tandis que le misérabilisme les appréhende avant tout à travers leurs manques, leur précarité, voire leur passivité.

En Haïti, ces deux écueils sont également présents. Les travaux portant sur la classe populaire tendent soit à en faire l’éloge, en la présentant comme la classe la plus « authentique », détentrice des vraies valeurs haïtiennes, soit à la réduire à une classe dominée, subissant les inégalités sociales sans réelle conscience politique. Il est pourtant urgent de mener davantage d’études empiriques approfondies sur cette classe. À cet égard, les apports de la « sociologie par le bas » de Jean Casimir (2006, 2018) seraient particulièrement utiles pour penser la classe populaire à partir de ses propres logiques sociales.

Contrairement à la bourgeoisie, la classe populaire est souvent perçue comme plus accessible et familière, car de nombreux chercheurs en proviennent eux-mêmes. Cette proximité peut cependant donner l'illusion que l'objet d'étude est facile à cerner. Or, cette familiarité apparente constitue un obstacle épistémologique : ce que l'on considère comme évident peut masquer les mécanismes sociaux à l'œuvre (Bourdieu, Chamboredon & Passeron, 2021). D'où la nécessité d'opérer une rupture épistémologique rigoureuse afin de construire sociologiquement l'objet d'étude et d'éviter les pièges de la surinterprétation ou de la naturalisation.

Un autre problème récurrent dans certaines approches valorisant la classe populaire réside dans la tendance à paraphraser ou à reprendre les discours populaires comme s'ils exprimaient une vérité en soi. Or, ce n'est pas parce qu'un·e individu·e issu·e des milieux populaires formule une opinion ou une interprétation qu'elle constitue, ipso facto, une vérité. La vérité ne réside pas intrinsèquement dans la parole populaire. Cependant, certains intellectuels adoptent cette posture sans prendre de distance critique. Le rôle du chercheur consiste précisément à construire son objet et à adopter une posture réflexive vis-à-vis des discours recueillis — y compris ceux des classes populaires. Il ne s'agit ni de disqualifier ni de sacraliser ces discours, mais de les analyser dans leur logique propre tout en les confrontant à d'autres dimensions du réel.

Lorsqu'on évoque la classe populaire, une question fondamentale se pose : qui en sont les membres ? Autrement dit, quels critères permettent d'affirmer qu'un individu appartient à cette classe, tandis qu'un autre en est exclu ? S'agit-il des personnes dominées sur les plans économique et culturel, présentant des pratiques ou des dispositions spécifiques (Schwartz, 2011 ; Siblot, Cartier, Coutant, Masclet & Renahy, 2015) ? Le revenu, l'activité professionnelle et les pratiques culturelles constituent-ils les principaux critères à mobiliser pour appréhender sociologiquement cette notion ?

La classe populaire renvoie-t-elle à une catégorie homogène ? Si ce n’est pas le cas, quels éléments unifient les individus qui y sont associés ? Inversement, qu’est-ce qui les distingue de la bourgeoisie ou de la classe moyenne ? Par exemple, peut-on inclure le paysan dans cette classe ? Quelle place doit-on accorder aux marchands du secteur informel ? Le bayakou, le potè, le chany et le bèf chenn appartiennent-ils à la même classe sociale que le chauffeur de Tap-Tap, le conducteur de taxi-moto ou encore l’ouvrier ou l’ouvrière d’une zone franche ?

Autrement dit, comment penser les différenciations internes à cette catégorie sociale ? Une telle réflexion nécessite des enquêtes empiriques de longue durée, mêlant méthodes ethnographiques et approches statistiques. Ce travail ne devrait pas se limiter à l’analyse des revenus ; il doit également intégrer d’autres indicateurs sociaux, ainsi que les dimensions intimes et subjectives des existences : représentations, trajectoires, formes de conscience de classe, styles de vie. Dès lors, ne serait-il pas plus approprié de parler des classes populaires, au pluriel, plutôt que d’une classe populaire au singulier ?

Conclusion

En Haïti, il est courant de spéculer sur des sujets qui n’ont jamais fait l’objet d’enquêtes empiriques. Chercheurs, essayistes, philosophes, journalistes — nombreux sont ceux qui se livrent à ce que Bernard Lahire (1996) qualifie d’« interprétations sauvages », c’est-à-dire des prises de position sans fondement empirique. Nous évoluons dans un contexte où « tout le monde » prétend tout savoir — le phénomène du toutis —, y compris dans les milieux universitaires. Ce qui est particulièrement préoccupant, c’est que cette posture spéculative est aussi présente à l’université, où rares sont ceux qui admettent ne pas avoir enquêté sur un sujet et, pour cette raison, devraient en suspendre le commentaire.

Le processus de conceptualisation et de théorisation en sociologie prend tout son sens lorsqu’il s’ancre dans des matériaux empiriques issus du terrain (Bourdieu, Chamboredon & Passeron, 2021 ; Lahire, 2005 ; Olivier de Sardan, 2008 ; Passeron, 2006). Il n’existe pas de théorie libre ni de concept flottant, détaché du réel : toute élaboration conceptuelle sérieuse repose sur un ancrage empirique. La sociologie n’est donc pas une discipline spéculative, mais une science théorico-empirique (Elias, 2016), fondamentalement distincte de la philosophie (Joly, 2017, 2020, 2022), de la littérature, de l’essayisme et du journalisme.

Le concept de classe sociale, tel qu'il est utilisé en Haïti, illustre parfaitement ces dérives. On évoque abondamment la « bourgeoisie », la « classe moyenne » ou encore la « classe populaire », sans que des enquêtes empiriques rigoureuses aient été menées pour en identifier précisément les contours et la composition. Aucun critère objectif, explicite et stabilisé ne permet réellement de déterminer les appartenances sociales. Ces notions, largement intégrées dans les discours, tendent ainsi à devenir des concepts flous, des « mots-valises » dépourvus de fondements empiriques.

Dans un contexte où la recherche de terrain est quasiment absente, et où l’essayisme, la spéculation et l’intuition remplacent l’analyse fondée, il est légitime de s’interroger sur la validité de nombreuses affirmations circulant dans l’espace public, y compris académique. Plus que jamais, il est nécessaire d’objectiver les groupes sociaux haïtiens pour rendre intelligible la structure de la société. Les sciences sociales en Haïti sont aujourd'hui confrontées à un défi majeur : réhabiliter le terrain et l’enquête comme socles de la production de connaissances.

C’est à travers l’observation rigoureuse des groupes sociaux — notamment par le biais d’enquêtes ethnographiques et statistiques — qu'il est possible de saisir leur habitus, c'est-à-dire leurs pratiques sociales, leurs dispositions à agir et les schèmes incorporés au fil de leurs trajectoires biographiques. Cette approche empirique constitue la seule voie sérieuse pour dépasser les stéréotypes et produire des analyses sociologiquement fondées de la structure sociale haïtienne.

Références

Bosc, S. (2013). Tous en classes moyennes ? Paris : La Documentation française.

Bourdieu, P. (2001). Langage et pouvoir symbolique. Paris : Seuil.

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Elias, N. (2016). La dynamique sociale de la conscience : Sociologie de la connaissance et des sciences (préface de B. Lahire ; présentation de M. Joly). Paris : La Découverte.

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Joly, M. (2020). Après la philosophie : Histoire et épistémologie de la sociologie européenne. Paris : CNRS Éditions.

Joly, M. (2022). La sociologie réflexive de Pierre Bourdieu (éd. originale 2018). Paris : CNRS Éditions.

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Lahire, B. (2005). L’esprit sociologique. Paris : La Découverte.

Lahire, B. (2023). Les structures fondamentales des sociétés humaines. Paris : La Découverte.

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Passeron, J.-C. (2006). Le raisonnement sociologique : Un espace non-poppérien de l’argumentation (éd. originale 1991). Paris : Albin Michel.

Pinçon, M. & Pinçon-Charlot, M. (2007). Sociologie de la bourgeoisie. Paris : La Découverte.

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Ricot, J. F. (2018). Les classes moyennes haïtiennes : Grandeurs et misères. Port-au-Prince : Éditions Choucoune.

Schwartz, O. (2011). Peut-on parler des classes populaires ? La Vie des idées. https://laviedesidees.fr/Peut-on-parler-des-classes-populaires.html

Siblot, Y., Cartier, M., Coutant, I., Masclet, O. & Renahy, N. (2015). Sociologie des classes populaires contemporaines. Paris : Armand Colin.

Testart, A. (2021). Principes de sociologie générale. Tome I : Rapports sociaux fondamentaux et formes de dépendance. Paris : CNRS Éditions. 

À propos de l'auteur

Verly Déré est sociologue. Ses recherches portent sur les champs scientifique et culturel en Haïti au XIXᵉ siècle. Il s’intéresse également aux dynamiques politiques contemporaines, notamment aux élections présidentielles haïtiennes depuis la chute du régime des Duvalier en 1986.

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