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Contre l’aménagement linguistique en Haïti

L'aménagement linguistique en Haïti perpétue les injustices historiques ; l’État privilégie le français, marginalise le créole, et maintient l’exclusion institutionnelle.

Table des matières

L’aménagement linguistique désigne l’ensemble des interventions délibérées entreprises par les autorités publiques afin de gérer la diversité linguistique sur un territoire donné. Cette pratique regroupe trois dimensions essentielles : la planification du corpus, centrée sur le développement interne et normatif des langues ; la planification du statut, consacrée à la régulation sociale et institutionnelle des langues ; et enfin, la planification de l’acquisition, orientée vers les politiques éducatives destinées à organiser l’apprentissage linguistique (Gazzola, Grin, Cardinal et Heugh, 2024).

En tant que politique publique, l’aménagement linguistique prétend répondre aux multiples défis socioéconomiques et politiques posés par la coexistence de langues diverses au sein d’une même société. Cependant, quel résultat cette démarche peut-elle espérer atteindre dans un contexte où la langue parlée par l’ensemble de la population a historiquement été minorisée, marginalisée et déclassée ? Certains soutiennent que cette intervention publique contribuerait à réparer les injustices linguistiques héritées, en renforçant le statut de la langue dominée (Berrouët-Oriol, 2021) .

Cette hypothèse reste pourtant éloignée de la réalité haïtienne. Elle repose souvent sur des modèles où l’aménagement linguistique vise à protéger des minorités vulnérables. Or, en Haïti, c’est l’inverse : c’est la majorité créolophone monolingue qui se trouve historiquement marginalisée par l’État. Ce paradoxe structurel — une majorité sans pouvoir institutionnel dans sa propre langue — remet en cause les fondements habituels des politiques de planification. Comme l’ont noté plusieurs penseurs critiques (Fraser, 1997 ; Nancy, 2000), les structures d’exclusion ne ciblent pas uniquement les minorités visibles, mais peuvent aussi s’exercer silencieusement sur des majorités socialement disqualifiées. Cet essai avance ainsi que l’aménagement linguistique en Haïti risque d’occulter les dynamiques historiques d’injustice linguistique pour mieux les reproduire.

L’aménagement linguistique, sous une forme ou une autre, a toujours existé en Haïti. Dès le XIXᵉ siècle, l’État haïtien a planifié avec succès le statut de la langue française, lui conférant une position dominante dans la société et les institutions publiques. Cette dynamique s’est accentuée avec la Constitution de 1918, lorsque les occupants américains, cherchant à ménager l’élite francophile du pays, contrariée par l’idée d’être administrée par des non-francophones, ont encore renforcé ce statut du français.

Depuis lors, les luttes pour le pouvoir politique en Haïti ont entraîné plusieurs changements constitutionnels et amendements successifs. Malgré leurs différences, ces textes ont tous explicitement réaffirmé la primauté du français comme langue officielle, imposée dans les domaines de la justice et des services publics. Ce n’est qu’à partir de la fin du XXᵉ siècle que cette situation a évolué, d’abord avec la Constitution de 1983 reconnaissant le créole comme langue nationale, puis avec celle de 1987 établissant explicitement la co-officialité du créole et du français.

Ces dynamiques constitutionnelles, que j’ai abordées précédemment dans un article publié il y a quatre ans, continuent de soulever des enjeux considérables (Joseph, 2021). Malgré les dispositions explicites de la Constitution de 1987, adoptée et publiée simultanément en créole et en français, l’État haïtien a clairement privilégié la version française, au mépris de ses propres obligations linguistiques envers le créole. En pratique, les garanties linguistiques minimales énoncées dans cette constitution n’ont jamais été pleinement appliquées. L’exemple le plus frappant reste celui de l’article 24-3, qui stipule expressément que tout mandat d’arrestation doit être formulé en créole et en français, en précisant clairement les motifs et la disposition légale applicable. Or, il n’est pas rare de trouver des mandats exclusivement rédigés en français, émis par des juges d’instruction qui, paradoxalement, invoquent avec autorité, au nom de la République, ce même article constitutionnel. Bien que l’inculpé soit jugé (en français) sur cette base, le juge responsable de cette violation manifeste des droits linguistiques constitutionnels n’aura jamais à répondre de ses actes. Pourtant, il s’agit là d’une atteinte fondamentale aux droits humains.

Aujourd’hui encore, l’État haïtien continue de gérer le français et le créole de manière profondément discriminatoire. Si l’État ne se permet pas de planifier activement le corpus du français, celui-ci continue néanmoins de jouir d’un statut institutionnel privilégié. Quant à l’acquisition du français, elle demeure un objectif officiel, mais reste largement infructueuse, l’État n’ayant jamais réussi à assurer une éducation linguistique efficace à l’ensemble des citoyens. En revanche, la situation du créole est caractérisée par une planification institutionnelle active qui contribue explicitement à sa marginalisation. Selon la politique éducative en vigueur, l’utilisation du créole dans l’enseignement primaire sert essentiellement de transition vers un apprentissage ultérieur effectué exclusivement en français. Au niveau secondaire, le créole figure certes dans les programmes scolaires, mais seulement en tant que matière enseignée et jamais comme langue d’instruction, rôle exclusivement officiellement réservé au français. Sans le reconnaître ouvertement, l’État accorde au créole un statut inférieur à celui du français, qui demeure la langue légitime dans les domaines jugés prestigieux. Cette stratégie institutionnelle permet à l’État haïtien de maintenir un statu quo linguistique directement hérité de la période coloniale de Saint-Domingue.

Vous pourriez me répondre : « Mais l’État publie parfois des communications et même des arrêtés en créole ! ». Je vous répliquerais alors que c’était déjà le cas avec Polverel et Sonthonax (1793)

Pourtant, les recherches démontrent depuis longtemps les bénéfices pédagogiques de l’utilisation du créole à l’école. Il y un demi-siècle, De Ronceray et Petit-Frère (1975) documentaient déjà l’impact positif du créole sur l’apprentissage scolaire. Plus récemment, DeGraff (2016) et Hebblethwaite (2012) ont confirmé que l’enseignement en créole améliore significativement les résultats scolaires. Malgré ces preuves scientifiques, l’État persiste à marginaliser le créole dans l’éducation. Les conséquences de cette politique sont particulièrement graves : selon les données du Ministère de l’Éducation Nationale et de la Formation Professionnelle (MENFP, 2006), sur 1000 élèves entrant en 7ème année fondamentale, seulement 78 obtiennent leur baccalauréat, soit un taux de réussite inférieur à 8 %. Le même ministère indique que le système éducatif gaspille environ 90 % des ressources investies, en raison des redoublements et des abandons massifs. Cette inefficacité systémique, explicitement reconnue par le MENFP comme « un taux de rendement très faible de l’ordre de 9 % », est indissociable de la barrière linguistique imposée aux élèves créolophones contraints d’apprendre dans une langue qu’ils ne maîtrisent pas pleinement. En maintenant cette politique linguistique injuste, l’État condamne ainsi la majorité des élèves à l’échec scolaire et perpétue de profondes inégalités sociales et économiques dans le pays.

L’aménagement linguistique, tel qu’il est actuellement pratiqué chez nous, contribue ainsi directement à l’érection de barrières supplémentaires entre l’État et la nation haïtienne. Face à ce constat, on pourrait s’interroger : ne faudrait-il pas alors proposer un nouveau modèle d’aménagement linguistique ? La réponse courte est négative, et trois raisons fondamentales soutiennent cette position.

Premièrement, l’État haïtien a constamment démontré son incapacité et sa négligence à remplir efficacement ses missions fondamentales. Parallèlement, il exerce régulièrement une oppression sur ses citoyens et affiche une profonde indifférence envers leur souffrance. Cette incapacité chronique se vérifie à travers plusieurs exemples concrets : l’État ne parvient toujours pas à fournir un acte de naissance à chaque citoyen, ni à résoudre le problème élémentaire du logement, laissant proliférer les bidonvilles, ni même à assurer une éducation adéquate à l’ensemble de la population. Sur le plan linguistique, l’État a explicitement choisi sa langue, le français, tout en plaçant les citoyens à une réalité permanente d’exclusion. Ainsi, aujourd’hui encore, un Haïtien peut être arrêté, jugé et condamné, de manière plus ou moins légale, dans une langue qu’il ne comprend pas. Cette pratique, pourtant, constitue une violation du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), ratifié par Haïti le 6 mai 1991.

Dans ces conditions, demander à l’État haïtien d’aménager efficacement les langues pour remédier aux injustices linguistiques apparaît peu réaliste. En effet, l’État ne possède ni la capacité politique nécessaire, laquelle suppose une cohérence institutionnelle et une volonté démocratique authentique, ni le désir réel de changer la situation linguistique actuelle. Même s’il en disposait, il est clair, au vu de l’histoire politique du pays, qu’il privilégierait le français au détriment du bien-être linguistique de la majorité des citoyens, quel qu’en soit le coût pour la nation.

Ce refus d’appliquer les garanties linguistiques, malgré leur présence formelle dans les textes, ne relève pas d’une négligence ou d’un manque de moyens. Il s’inscrit dans un mode plus général de gouvernement par le langage, où l’État performe symboliquement des engagements qu’il n’a nullement l’intention de tenir. J’ai examiné cette dynamique dans un autre texte consacré à la « politique du bullshit » en Haïti, où j’analyse comment l’État déploie un discours normatif creux pour simuler sa présence, masquer son inefficacité et maintenir une souveraineté sans responsabilité réelle (Joseph, 2025). Cette logique vaut aussi pour la question linguistique : la reconnaissance officielle du créole, les accords signés avec l’Académie, ou les références occasionnelles à l’égalité linguistique ne traduisent pas une volonté d’agir, mais participent d’un simulacre de gouvernance, où le langage de l’inclusion remplace les mécanismes effectifs de justice.

Deuxièmement, en tant qu’institution politique responsable du bien-être de ses citoyens, l’État possède une obligation à la fois politique et éthique quant à ses interactions avec eux. Cette responsabilité exige une communication systématique dans une langue que les citoyens maîtrisent pleinement, afin de garantir un accès égal à l’information, aux services publics et à la justice. En d’autres termes, l’État ne peut sérieusement se constituer comme acteur démocratique légitime s’il persiste à marginaliser la langue de la nation. Les recherches récentes sur l’État haïtien l’ont fréquemment qualifié de faible, prédateur, en crise ou marron. Cependant, ces analyses ont rarement, voire jamais, exploré explicitement comment la politique linguistique, en particulier l’oppression linguistique, joue un rôle essentiel dans la perpétuation de ces dynamiques. Pourtant, les choix linguistiques de l’État constituent effectivement un instrument supplémentaire, qui fait peser directement sur la communauté des citoyens le poids de cette faiblesse, de cette prédation, de cette crise ou de ce marronnage institutionnel.

Troisièmement, contrairement à la plupart des contextes où l’aménagement linguistique vise à protéger des minorités vulnérables, la situation haïtienne présente une configuration inverse. Il n’existe pas en Haïti de minorité linguistique dont les droits seraient menacés par l’abandon de l’aménagement linguistique, puisque l’ensemble de la population parle créole. Par ailleurs, les locuteurs du français, loin de constituer une minorité vulnérable nécessitant protection, disposent déjà d’un accès privilégié aux institutions et services publics grâce au statut historique de cette langue. Ces personnes conserveraient pleinement la liberté d’utiliser le français dans la sphère privée, d’éduquer leurs enfants dans cette langue et de cultiver leurs préférences linguistiques personnelles. À l’inverse, même un aménagement linguistique qui donnerait un peu plus de place au créole risquerait de continuer à causer des dommages considérables à des millions de citoyens, génération après génération, en limitant de facto leur possibilité d’exercer pleinement leur citoyenneté dans leur propre pays. Dans ce contexte précis, l’aménagement linguistique ne protège aucune minorité ; il perpétue plutôt l’exclusion institutionnelle et démocratique de la majorité créolophone. Et cela, la société haïtienne ne peut plus se le permettre.

Si, comme je viens de le démontrer (du moins je l’espère), l’aménagement linguistique constitue une mauvaise réponse à la problématique linguistique haïtienne, quelle autre voie est alors envisageable ? Les arguments développés ici ne plaident pas pour l’abandon de toute intervention publique, mais pour une redéfinition profonde de ses modalités. Il ne s’agit pas de rejeter toute politique linguistique en soi, mais de rompre avec la logique verticale, technocratique et centralisée qui a historiquement caractérisé l’aménagement linguistique en Haïti. Ce refus vise moins la planification comme principe que la manière dont l’État la met en œuvre, souvent sans consultation, sans redevabilité, et en dehors de toute performance réelle dans la langue de la nation. À cette planification sur la langue, il faut opposer une responsabilisation de l’État par la langue : agir non pas sur la langue mais avec elle, en s'adressant et en répondant aux citoyens dans leur propre idiome.

Cela signifie parler le créole, l’écrire, se laisser porter par cette langue, lui permettre d’exprimer librement tout ce qu’il est nécessaire de communiquer dans l’espace public. En adoptant cette approche, l’État pourrait enfin découvrir la véritable force de la langue nationale et expérimenter directement les bénéfices concrets d’une communication authentique avec son peuple. Ce changement ouvrirait la voie à un pouvoir légitime, fermement ancré dans les besoins et les aspirations de la nation.

Si l’État haïtien tarde à assumer pleinement sa responsabilité linguistique, la société haïtienne, elle, ne reste pas immobile. Depuis la naissance même de la nation, des acteurs sociaux, culturels et intellectuels s’engagent dans une vaste entreprise de deminorization (déminorisation) (Valdman, 1991) de la langue créole — c’est-à-dire de renversement actif des hiérarchies symboliques et institutionnelles qui continuent de l’inférioriser. Ce mouvement prend des formes variées : production littéraire, militantisme éducatif, usage militant du créole dans les partis politiques, revendications scolaires contre les punitions infligées pour usage du créole, initiatives universitaires qui généralisent son usage comme langue d’enseignement, et festivals littéraires internationaux qui valorisent exclusivement les œuvres écrites en créole.

Dans l’enseignement supérieur, par exemple, plusieurs facultés de l’Université d'État d'Haïti exigent désormais la maîtrise du créole comme critère d’admission, et nombre d’étudiants choisissent d’écrire leur mémoire en langue nationale. Des enseignants élaborent syllabus, cours et examens en créole, engageant une pédagogie de pleine légitimité linguistique. Sur le plan politique, un nombre croissant de partis et mouvements populaires revendiquent une expression exclusivement en créole, tant dans leurs noms que dans leurs documents publics.

À ces pratiques institutionnelles s’ajoutent également des efforts émergents mais prometteurs visant à construire une véritable infrastructure linguistique en créole. Parmi eux, on peut mentionner, à titre d’initiative en cours, un projet de constitution de corpus de dizaines de millions de mots pour soutenir la production de textes de référence — dictionnaires, grammaires, outils numériques. Ce travail, amorcé par le Centre Haïtien de Recherche en Sciences Sociales (CHARESSO), s’inscrit dans une volonté plus large de doter le créole des fondations linguistiques nécessaires à sa pleine reconnaissance institutionnelle. On note aussi la multiplication de maisons d’édition centrées sur le créole, et diverses expérimentations pédagogiques appuyées sur des logiciels éducatifs ou des approches innovantes, comme celles promues par l’Inisyativ MIT-Ayiti.

Ce tissu d’initiatives constitue une contre-gouvernance linguistique ancrée dans la société. Il démontre que la langue créole ne dépend pas de l’État pour exister, mais que l’État dépend d’elle pour être légitime. Plutôt que d’attendre une réforme venue d’en haut, ces efforts participent à reconstruire le pays par et dans la langue du pays. La société haïtienne offre ainsi un horizon de transformation, où la justice linguistique se fraie déjà un chemin, malgré l’inertie étatique et les rapports de domination postcoloniaux.

Il importe toutefois de clarifier que l’affirmation du créole comme langue dominante de l’État ne remet aucunement en cause la liberté individuelle d’apprendre ou de parler d’autres langues. Chaque citoyen conserve pleinement la possibilité d’adopter les langues étrangères de son choix, notamment le français, l’anglais ou l’espagnol, en fonction de ses intérêts personnels, professionnels ou culturels. La responsabilité linguistique de l’État, en revanche, ne concerne pas ces choix individuels. L’État a le devoir moral et politique de s’adresser aux citoyens dans la langue qui constitue la réalité linguistique quotidienne, celle qui garantit une interaction authentique et démocratique avec la nation.

Cette approche pourrait susciter une interrogation légitime : l’absence d’aménagement linguistique ne risque-t-elle pas de perpétuer les inégalités existantes par simple inertie institutionnelle ? Cette préoccupation mérite d’être clarifiée. Il ne s’agit pas ici de prôner l’inaction totale de l’État, mais plutôt de transformer radicalement la nature de son intervention.

Au lieu d’agir sur la langue à travers des politiques d’aménagement, l’État agirait avec la langue en l’adoptant systématiquement dans toutes ses interactions citoyennes.

Une telle démarche dépasse la simple réforme linguistique : elle engage une performance démocratique de l’État. Car la langue n’est pas qu’un vecteur de communication ; elle est aussi une condition de reconnaissance. Lorsqu’un citoyen ne peut comprendre ce que l’État lui adresse, il ne peut non plus revendiquer, contester ou consentir pleinement — bref, il ne peut pas exercer sa citoyenneté de manière effective. La capacité de l’État à parler la langue de la nation devient ainsi un critère concret de sa légitimité, de son accessibilité, et de sa redevabilité. Le créole n’est donc pas seulement une langue nationale : c’est le test quotidien de l’État comme acteur démocratique. S’il échoue à parler avec son peuple, il échoue à être un État. Cette obligation de performance linguistique s’enracine dans des droits fondamentaux déjà inscrits — quoique de manière limitée — dans la Constitution de 1987, ainsi que dans les engagements internationaux d’Haïti, notamment le PIDCP.

Le contexte actuel du projet de référendum constitutionnel offre une opportunité historique : plutôt que de se contenter de proclamations symboliques, la nouvelle constitution pourrait établir des obligations linguistiques contraignantes pour l'État. Elle garantirait explicitement le droit de chaque citoyen d'être servi en créole dans toute institution publique, prévoirait des mécanismes précis de recours en cas de violation, en renforçant explicitement le mandat de l'Office de la Protection du Citoyen (OPC) pour traiter les plaintes linguistiques.

Mais confier cette mission à l'OPC soulève une contradiction fondamentale. Cette institution, créée par la Constitution de 1987 pour protéger les citoyens contre les abus de l'administration publique, perpétue elle-même l'exclusion linguistique qu'elle devrait combattre. Son site web n'existe qu'en français. Ses rapports annuels, ses soumissions internationales — notamment à l'Examen Périodique Universel — sont rédigés exclusivement en français. Plus révélateur encore : dans ses analyses exhaustives des violations des droits humains, l'OPC n'a jamais considéré les discriminations linguistiques comme méritant protection. Comment une institution qui fonctionne elle-même comme instrument d'exclusion linguistique pourrait-elle devenir garante des droits linguistiques des créolophones ?

Cette cécité institutionnelle révèle la profondeur du problème : même les défenseurs des droits participent à la naturalisation de l'oppression linguistique. Avant de confier à l'OPC la protection des droits linguistiques, il faudrait d'abord qu'il reconnaisse leur existence et cesse d'être lui-même un vecteur de discrimination. L'infrastructure existe, certes, avec ses bureaux régionaux, mais à quoi bon si ces bureaux exigent des plaintes en français, si leurs agents ne peuvent communiquer efficacement en créole, si l'institution elle-même incarne le système qu'elle devrait combattre ?

La constitution devrait donc non seulement imposer à tous les fonctionnaires l'obligation de communiquer dans la langue nationale, mais aussi transformer radicalement les institutions censées protéger les citoyens. Les violations de ces droits constitueraient alors des atteintes aux droits fondamentaux, passibles de sanctions précises et effectives. Cette approche transformerait la question linguistique, d'un problème technique d'aménagement, en une question de droits humains inviolables, inscrite au cœur même du contrat social. L'inertie institutionnelle deviendrait ainsi non plus un obstacle mais une impossibilité juridique et pratique : un État constitutionnellement obligé de servir ses citoyens dans leur langue ne pourrait plus se réfugier derrière des pratiques héritées du passé colonial. Lorsque cette reconnaissance pleine et naturelle du créole sera enfin réalisée, il sera alors peut-être pertinent, et seulement alors, d'envisager une forme quelconque d'aménagement linguistique. Peut-être.

Cette transformation radicale que j'appelle de mes vœux soulève inévitablement une question pratique : comment passer concrètement d'un système qui marginalise le créole à un État qui assume pleinement sa responsabilité linguistique ? Cette interrogation mérite d'être affrontée, non pas pour retomber dans les pièges technocratiques de l'aménagement linguistique, mais pour démontrer que l'alternative proposée n'est pas une utopie abstraite. La transition pourrait s'appuyer sur une coalition stratégique d'acteurs du changement : entrepreneurs locaux perdant des marchés faute de communication adaptée, professionnels de santé confrontés quotidiennement aux barrières linguistiques, enseignants pratiquant déjà le créole officieusement, et jeunes diplômés bilingues sans attachement générationnel au français exclusif. Plutôt que d'affronter frontalement les résistances élitaires, il s'agirait de créer des incitations alignant leurs intérêts avec la transition : valoriser la maîtrise du créole écrit comme nouvelle compétence professionnelle prestigieuse, démontrer les opportunités économiques d'un marché linguistiquement inclusif, et offrir aux élites progressistes le rôle de pionniers plutôt que de victimes du changement. Une approche sectorielle progressive — commençant par les services essentiels avant d'atteindre l'administration centrale — créerait des précédents irréversibles tout en permettant aux institutions de s'adapter. Cette stratégie reconnaît que la transformation sera générationnelle : viser des victoires symboliques rapides tout en planifiant les changements structurels sur le long terme, créer de nouvelles élites créolophones plutôt que de convertir les anciennes, et exploiter les contradictions internes — entre générations, entre élites traditionnelles et entrepreneuriales, entre métropole et diaspora — pour fragmenter les résistances monolithiques.

La transition ne saurait être brutale ni uniforme. Elle exigerait plutôt une stratégie d'occupation progressive de l'espace institutionnel par la langue nationale. Dans l'immédiat, l'État pourrait — s'il en avait la volonté politique — décréter que tout document public essentiel soit systématiquement produit en créole : formulaires administratifs, avis publics, décisions de justice. Cette mesure élémentaire, qui ne demande aucune planification complexe, transformerait déjà radicalement l'expérience quotidienne de millions de citoyens.

Cette transition susciterait inévitablement l'objection prévisible : « Mais nos fonctionnaires ne maîtrisent pas le créole écrit ! » Voilà précisément le type de mystification que l'aménagement linguistique entretient. Ces mêmes fonctionnaires communiquent en créole avec leurs familles, négocient au marché en créole, participent aux réunions communautaires en créole. Ils envoient des messages vocaux WhatsApp en créole et expliquent officieusement toutes les procédures administratives aux usagers dans cette langue. Pourquoi ? Par nécessité d'abord : leurs interlocuteurs ne comprennent souvent que le créole. Mais aussi parce qu'eux-mêmes peinent à exprimer certaines réalités concrètes dans un français administratif déconnecté du vécu quotidien. Dans les bureaux publics, les conversations entre collègues se déroulent le plus souvent en créole — sauf quand il s'agit de performer l'autorité institutionnelle. Le problème n'est pas la compétence mais l'autorisation. L'État qui a su, en moins d'une génération, imposer l'usage du français dans toutes ses institutions, prétendrait-il aujourd'hui ne pouvoir légitimer l'usage d'une langue que tous ses agents utilisent déjà dans 90% de leurs interactions quotidiennes ?

Parallèlement, les institutions qui touchent directement la population — centres de santé, écoles primaires, tribunaux de paix — constitueraient les premiers terrains de cette mutation. Non pas par décret vertical, mais en reconnaissant et en amplifiant ce qui s'y pratique déjà : combien de médecins expliquent les diagnostics en créole, combien d'enseignants transmettent réellement le savoir dans la langue maternelle, combien de juges de paix rendent déjà justice dans la langue du peuple ? Il s'agirait moins d'imposer que de légitimer ces pratiques, de les ériger en norme plutôt qu'en exception tolérée.

Les résistances prévisibles — notamment de la part d'une élite qui a historiquement fondé sa distinction sur la maîtrise du français — ne devraient pas être sous-estimées. Mais ces résistances révéleraient précisément ce que l'aménagement linguistique tend à occulter : que la question linguistique en Haïti n'est pas technique mais politique, qu'elle touche aux fondements mêmes de la domination sociale. Face à ces résistances, la réponse ne peut être que démocratique : garantir la liberté linguistique individuelle tout en exigeant de l'État qu'il serve dans la langue de la nation.

Ces résistances invoqueraient sans doute l'argument économique : « Combien coûtera cette transition ? » Question révélatrice qui mérite d'être retournée : combien coûte actuellement le maintien d'un système qui, selon les propres chiffres du MENFP, gaspille 90% des ressources éducatives ? Combien coûtent les erreurs judiciaires causées par l'incompréhension linguistique ? Combien coûte l'exclusion économique de millions de citoyens incapables d'accéder aux services publics dans leur langue ? Le véritable scandale économique n'est pas le coût hypothétique d'une transition, mais le gaspillage structurel d'un État qui finance sa propre inefficacité linguistique, génération après génération.

Un mécanisme de responsabilisation s'avérerait crucial : l'OPC, institution déjà existante depuis 1987, pourrait voir son mandat explicitement étendu aux violations des droits linguistiques. Cette instance indépendante, déjà habilitée à recevoir les plaintes contre l'administration publique, serait parfaitement positionnée pour enquêter sur les discriminations linguistiques et les sanctionner. Chaque violation — chaque mandat d'arrêt rédigé uniquement en français, chaque formulaire incompréhensible, chaque service refusé en créole — deviendrait alors non plus une fatalité mais un scandale passible de conséquences.

Mais soyons lucides : quelle garantie avons-nous que l'OPC, institution elle-même captive de l'État francophone, exercerait réellement ce mandat ? L'histoire nous enseigne la prudence. Depuis 1987, combien de citoyens créolophones ont-ils pu porter plainte à l'OPC dans leur langue ? Les bureaux régionaux de l'Office — à Port-de-Paix, Jacmel, aux Cayes — reçoivent-ils les plaintes en créole ou exigent-ils encore des documents en français ? Et quand l'OPC faillit à sa mission, quel recours reste-t-il au citoyen ? Porter plainte contre l'Office?... En français ?

Cette circularité de l'impuissance révèle pourquoi la solution ne peut être purement institutionnelle. La pression doit venir d'en bas : associations de victimes documentant systématiquement les violations, avocats militants intentant des recours collectifs, médias créolophones exposant publiquement chaque cas de discrimination linguistique. L'OPC ne respectera son mandat linguistique que si le coût politique de l'inaction devient supérieur à celui de l'action. C'est la mobilisation citoyenne, non la bonne volonté institutionnelle, qui forcera le changement.

La société civile produit déjà, sans budget étatique, des traductions de qualité : textes juridiques, manuels scolaires, documents administratifs. L'Akademi Kreyòl Ayisyen, les initiatives universitaires, le CHARESSO — tous démontrent que la capacité technique existe. Ce qui manque n'est ni l'argent ni la compétence, mais la volonté politique de reconnaître et d'utiliser ce qui se fait déjà.

Le succès de cette transition ne se mesurerait pas en nombre de documents traduits ou de fonctionnaires formés — indicateurs technocratiques qui masquent souvent l'inertie réelle. Il se lirait dans l'expérience vécue des citoyens : un paysan capable de comprendre pleinement les procédures judiciaires qui le concernent, une mère sachant exactement quels services de santé sont disponibles pour son enfant, un jeune entrepreneur pouvant créer son entreprise sans barrière linguistique. En somme, une citoyenneté enfin pleine et entière.

Certains qualifieront ces propositions d'utopiques, invoquant les contraintes pratiques et budgétaires. Mais n'est-il pas plus utopique de croire qu'un État puisse indéfiniment gouverner contre sa propre population ? Qu'une économie puisse prospérer en excluant linguistiquement la majorité de ses acteurs ? Que la démocratie puisse s'enraciner dans l'incompréhension mutuelle entre gouvernants et gouvernés ? Cette vision n'est ni naïve ni irréaliste. Elle reconnaît simplement que la transformation linguistique d'Haïti ne viendra pas d'un énième plan d'aménagement, mais d'une exigence démocratique portée par la société et imposée à l'État. Les initiatives de déminorisation déjà en cours montrent la voie : elles prouvent que le changement est possible, qu'il est même déjà en marche. Il ne reste qu'à contraindre l'État à rejoindre ce mouvement historique, à cesser d'être l'obstacle pour devenir enfin l'instrument de la justice linguistique.

Le créole n'est pas qu'une langue. Il est l'acte de résistance fondateur par lequel des Africains capturés, trafiqués et réduits en esclavage ont refusé l'ontologie coloniale déshumanisante, créant dans l'urgence de la survie un instrument de reconquête de leur humanité. Sur cette langue — forgée dans la douleur mais porteuse d'une indomptable volonté d'être — la nation haïtienne a construit son identité, sa dignité, sa souveraineté. Chaque mot créole porte en lui cette mémoire de résistance, cette affirmation d'une humanité que le système esclavagiste tentait de nier.

Aujourd'hui, perpétuer l'exclusion du créole des institutions publiques, c'est prolonger le projet colonial sous d'autres formes. C'est maintenir vivante cette négation de l'humanité de la majorité. L'urgence n'est donc pas seulement pratique ou administrative — elle est existentielle. Chaque jour où l'État refuse de parler la langue de la nation, il réaffirme la logique coloniale selon laquelle certains humains seraient plus humains que d'autres, certaines langues plus légitimes que d'autres.

La reconnaissance pleine du créole n'est pas une question d'aménagement linguistique. C'est l'achèvement nécessaire du projet de libération entamé dès 1501 avec l'arrivée des premiers captifs réduits en esclavage sur l'île. Car que signifie l'indépendance si la langue dans laquelle elle fut conquise reste bannie des institutions qu'elle a créées ? L'urgence est là : il ne s'agit plus de gérer des langues, mais de reconnaître enfin l'humanité pleine et entière de tous les Haïtiens. Le temps de l'aménagement est révolu. Le temps de la justice linguistique — c'est-à-dire de la justice tout court — est venu.

 Références

Berrouët-Oriol, R. (Éd.). (2023). L'aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions. CIDIHCA.

De Ronceray, H., & Petit-Frère, S. (1975). Le projet expérimental sur le bilinguisme créole-français au niveau de l’enseignement primaire en Haïti : bilan de la première année (14 octobre 1974–28 juin 1975). Bulletin d’Information du CHISS, 4(14), 2–35.

DeGraff, M. (2016). Lang matènèl, pedagoji entèraktif, lojisyèl edikatif nan Inisyativ MIT-Ayiti : « Twa wòch dife » pou bon jan edikasyon ak inovasyon alawonnbadè ann Ayiti. Journal of Haitian Studies, 22(2), 128–141. https://doi.org/10.1353/jhs.2016.0040

Fraser, N. (1997). Justice interruptus: Critical reflections on the “postsocialist” condition. Routledge.

Gazzola, M., Grin, F., Cardinal, L., & Heugh, K. (Eds.). (2024). The Routledge Handbook of Language Policy and Planning. Routledge.

Hebblethwaite, B. (2012). French and underdevelopment, Haitian Creole and development: Educational language policy problems and solutions in Haiti. Journal of Pidgin and Creole Languages, 27(2), 255–302. https://doi.org/10.1075/jpcl.27.2.03heb

Joseph, L. (2021). Lang nan pwodiksyon sosyete ayisyen an : Istorik, fòs pouvwa ak konsyantizasyon. Journal of Haitian Studies, 27(1), 4–37. https://doi.org/10.1353/jhs.2021.0000

Joseph, L. (2025). Politique du bullshit : mise en scène et simulacre du pouvoir en Haïti. Gazette universitaire. https://www.gazetteuniv.com/politique-bullshit-haiti-pouvoir/

MENFP. (2006). Document d’orientation pour la renovation du secondaire. Ministère de l’Éducation Nationale et la Formation Professionnelle.

Nancy, J.-L. (2013). Être singulier pluriel. Galilée. (Édition originale publiée en 2000)

Polverel, E., & Sonthonax, L.-F. (1793). Proclamation. Nous, Étienne Polverel & Léger-Félicité Sonthonax, commissaires civils que nation française voyé dans pays-ci, pour mettre l'ordre et la tranquillité tour par-tout. De l'imprimerie de P. Catineau, au Carénage, près de la Commission intermediaire. John Carter Brown Library. https://archive.org/details/proclamation08sain/page/n1/mode/2up

Valdman, A. (1991). The deminorization of Haitian Creole. Iberoamericana, 42(1), 108–126.

 À propos de l'auteur

Lefranc Joseph, Ph.D., professeur à l’Université d’État d’Haïti, est sociologue, urbaniste, éditeur et traducteur. Il dirige le Centre haïtien de recherche en sciences sociales (CHARESSO).

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