Table des matières
Introduction
La culture, tant matérielle qu’immatérielle, a toujours occupé une place, parfois précaire, dans les politiques publiques en Haïti. Depuis la fin des années 1970, les autorités étatiques ont introduit, selon Paul et Bien-Aimé (2017), des cours d’éducation culturelle et artistique dans les écoles du pays. L’une des missions de l’école haïtienne est de promouvoir l’identité nationale et les valeurs culturelles.
Cependant, en raison d’un mépris pour la culture locale et les valeurs traditionnelles haïtiennes, qui perdure depuis le XIXe siècle, et aggravé par la dégradation continue de la situation sociopolitique et économique du pays — érodant chez les jeunes le sentiment de patriotisme et l’esprit d’engagement — il est légitime de se demander si l’école haïtienne a réussi à accomplir cette noble mission.
Quelle place accorde-t-on aux patrimoines matériels et immatériels à l’école en Haïti pour façonner l’identité de nos filles et de nos fils ? Quel est le rôle de l’école dans la formation de citoyennes et de citoyens patriotes, honnêtes et responsables ?
Cet article a pour objectif de plaider en faveur d’une éducation au patrimoine et à la citoyenneté en Haïti, tout en examinant la politique patrimoniale et éducative haïtienne ainsi que la place accordée au vodou et à la langue créole.
Un regard sur la politique patrimoniale en Haïti
Affirmer qu’il n’a jamais existé de politique culturelle à vocation patrimoniale en Haïti serait hasardeux. Dans l’Haïti post-1804, Bien-Aimé (2023) examine un texte normatif portant sur la protection des monuments. L’article 215 du Code pénal de 1835 mentionne ce que l’on appelle aujourd’hui le patrimoine monumental ou les monuments historiques :
« Quiconque aura abattu, mutilé ou dégradé des monuments, des statues et autres objets destinés à l’utilité ou à la décoration publique, et élevés par l’autorité publique ou avec son autorisation, sera puni d’un emprisonnement d’un mois à un an. »
Il convient de souligner que ce dispositif de protection est contemporain du régime patrimonial instauré en France durant le premier tiers du XIXe siècle, lorsque Guizot proposa en 1830 au roi la nomination de Ludovic Vitet comme premier inspecteur général des Monuments historiques (Neyret, 2004).Dans le cadre de la construction du nationalisme héroïque haïtien, c’est dans le discours du président Nord Alexis, prononcé en 1904 à l’occasion du centenaire de l’indépendance d’Haïti, que le mot patrimoine apparaît pour la première fois dans un discours officiel (Bien-Aimé, 2023).
Plus loin, Bien-Aimé (2023) indique qu’à la fin des années 1920 et durant les années 1940, le terme patrimoine, devenu un « maître-mot », circulait parmi les élites intellectuelles et était repris dans les discours officiels. Une large communauté de médiateurs culturels et d’entrepreneurs l’employait pour désigner l’ensemble de la culture matérielle « emblématique » liée à l’histoire, à l’archéologie et aux arts. C’est dans ce contexte qu’a été adoptée la Loi sur la sauvegarde du patrimoine national, publiée dans Le Moniteur, journal officiel de la République, le 25 avril 1940. Elle a été suivie du décret-loi de 1941, pris sous le gouvernement de Sténio Vincent, portant sur la protection du patrimoine culturel matériel (Gustave, 2021).
Sous la présidence de Paul-Eugène Magloire (1950–1956), un vaste programme de préservation et de valorisation du patrimoine a été mis en œuvre, notamment dans les villes de province. Prolongeant la dynamique initiée par la Loi Vincent, ce programme visait à conserver plusieurs sites historiques du pays. Ainsi, les travaux du palais de Sans-Souci, interrompus pendant une dizaine d’années, ont été relancés ; les ruines du palais de La Belle-Rivière ont été réaménagées en complexe administratif ; le fort de L’Islet, dans la baie de Port-au-Prince, a été transformé en site d’accueil touristique ; le site historique de Vertières, à l’entrée du Cap-Haïtien, a été doté d’une statue monumentale et aménagé en promenade. Ces travaux ont été menés principalement par les ingénieurs du ministère des Travaux publics (Gustave, 2021).
Après le séisme dévastateur du 12 janvier 2010, l’idée de miser davantage sur la culture pour contribuer au développement d’Haïti s’est imposée dans les discours nationaux et internationaux. Lors de la Conférence des donateurs pour la culture en Haïti, organisée par l’UNESCO à Paris en avril 2011, les autorités haïtiennes et leurs partenaires ont proposé de faire de la culture le « moteur de la reconstruction » du pays (Dautruche, 2013).
Dans le Plan d’action pour le relèvement et le développement d’Haïti (mars 2010), élaboré peu après le séisme, la culture est identifiée comme un élément fondamental, voire indispensable, à la reconstruction nationale. Il y était explicitement question d’assurer, à travers un programme d’éducation culturelle à l’école, la promotion du patrimoine haïtien et, ce faisant, de favoriser la coopération culturelle internationale. Ce contexte a conduit à l’organisation des Assises nationales de la culture en 2011.
Cependant, le ministère de la Culture, à lui seul, ne pouvait atteindre un objectif aussi ambitieux. Il devait donc coordonner ses efforts avec d’autres ministères concernés — Éducation nationale, Intérieur et Collectivités territoriales, Commerce, Affaires sociales, entre autres — afin de conduire une réforme législative et réglementaire globale du cadre juridique lié aux droits culturels : droits d’auteur et droits voisins, droit du patrimoine culturel et immatériel, droit du spectacle vivant, du cinéma et de l’audiovisuel, enseignement artistique, etc. Le ministère était également chargé d’encourager toutes les initiatives visant à collecter, inventorier, étudier et valoriser les patrimoines immobiliers, mobiliers et immatériels de la République (Gustave, 2021).
Les patrimoines, qu’ils soient matériels ou immatériels, occupaient dès lors une place centrale dans les stratégies de relèvement d’Haïti après le tremblement de terre. Les autorités politiques haïtiennes, en collaboration avec les partenaires internationaux, semblent avoir tiré des enseignements du désastre en misant sur la culture, le patrimoine et le tourisme comme leviers du redressement socio-économique (Gustave, 2021).
Dans l’énoncé de politique générale du Premier ministre Laurent Salvador Lamothe, une initiative appelée Programme des 5 E est présentée. Le cinquième « E », dédié à l’éducation, au développement humain et social, accorde une place importante à la culture, perçue comme facteur de cohésion communautaire et atout stratégique pour repositionner Haïti sur la carte touristique mondiale (Augustin, 2016).
À ce sujet, Lamothe déclare :
« Si certains pays ont fait de leur patrimoine culturel le moteur de leur développement, en Haïti, nous avons tendance à laisser le nôtre se dégrader. Mon gouvernement va mettre en œuvre des projets innovants pour valoriser le patrimoine des différentes régions du pays… » (Augustin, 2016).
La question d’une Loi-cadre pour le ministère de la Culture est d’ailleurs réaffirmée dans cet énoncé. Elle répond à une nécessité structurelle : combler une lacune légale et institutionnelle qui freine le développement culturel.
Des mesures sont néanmoins prises pour la sauvegarde des patrimoines matériels, principalement à travers une politique dite patrimoniale. Toutefois, en raison de leur inefficacité, ces mesures s’avèrent largement insuffisantes. L’Institut de Sauvegarde du Patrimoine National (ISPAN), créé en 1979, ne dispose pas de ressources financières suffisantes pour assurer efficacement la protection et la préservation du patrimoine matériel haïtien.
Par ailleurs, la progression de la gangsterisation du pays au cours des dernières années — conséquence directe d’une gouvernance déficiente — conjuguée aux catastrophes naturelles récurrentes, a eu des effets dévastateurs sur les patrimoines, tant matériels qu’immatériels. Cette insécurité affecte profondément la production artisanale, la signification des fêtes chanpèt et les pratiques religieuses traditionnelles. Nos artisans ne peuvent plus créer comme par le passé ; les festivités communautaires ont perdu de leur vitalité ; les rituels vodou deviennent moins fréquents et moins visibles. Ce ne sont là que quelques exemples des effets délétères de la crise sur la vie culturelle.
La place du vodou et de la langue créole dans la politique patrimoniale
Depuis l’indépendance en 1804, le vodou n’a jamais occupé une place centrale dans les politiques publiques haïtiennes, qu’elles soient patrimoniales ou éducatives. Dès les premières années de la nouvelle République, certains généraux — dont Jean-Jacques Dessalines — ont interdit les pratiques vodou. Au XIXe siècle, des intellectuels haïtiens tels qu’Hannibal Price et Louis-Joseph Janvier prenaient la plume pour défendre Haïti contre les attaques racistes des intellectuels européens. Dans cette stratégie de défense, ils adoptaient un discours assimilationniste : selon eux, le vodou était en voie de disparition et le peuple haïtien parlait français et pratiquait la religion catholique.
Ce faisant, le vodou et la langue créole, deux piliers de la culture populaire haïtienne, étaient relégués au second plan dans les représentations véhiculées par les élites. En 1860, le Concordat signé avec le Saint-Siège sous la présidence de Fabre Nicolas Geffrard (1859–1867) permit le retour officiel de l’Église catholique romaine en Haïti. Cette convention plaça l’éducation et la culture sous l’autorité de l’Église, marginalisant davantage les expressions religieuses populaires telles que le vodou, souvent qualifié de culte démoniaque.
Comme l’écrit Clorméus (2012, p. 105) :
« Dès la signature du concordat de 1860, le clergé catholique entame une guerre sans merci contre les cultes réformés et le vodou. Les offensives qu’il mène contre ce dernier, motivées par un idéal civilisateur et moralisateur, présentent un caractère particulier. Le vodou est considéré comme une honteuse ‘superstition’, révélant l’aspect primitif des croyances religieuses entretenues dans les milieux ruraux »
Dans l’histoire religieuse d’Haïti, Clorméus (2012) souligne trois campagnes dites « antisuperstitieuses » (1896–1900, 1911–1912 et 1939–1942). La plus virulente d’entre elles se déroula sous le gouvernement d’Élie Lescot (15 mai 1941 – 11 janvier 1946). Durant cette période, de nombreux vodouisants furent tués et leurs objets de culte détruits.
Les autorités étatiques haïtiennes ont adopté plusieurs mesures légales visant à réprimer les vodouisants. À cet effet, le président Sténio Joseph Vincent (18 novembre 1930 – 15 mai 1941) promulgua le décret-loi du 30 octobre 1935 contre les « pratiques superstitieuses », visant explicitement les pratiques vodou.
Le décret-loi du 5 septembre 1935 identifie, dans son article premier, les actes considérés comme superstitieux :
- Les cérémonies, rites, danses et réunions au cours desquels sont pratiqués, en offrande à de prétendues divinités, des sacrifices de bétail ou de volaille.
- L’explication au public, en le persuadant que, par des moyens occultes, il est possible de changer la situation financière d’un individu ou de le guérir d’une maladie, par des procédés inconnus de la science médicale.
- La possession d’objets cabalistiques chez soi, servant à exploiter la crédulité ou la naïveté du public.
Les articles 2 à 4 précisent :
« tout individu convaincu des dites pratiques superstitieuses sera condamné à un emprisonnement de six mois et a une amende de quatre cents gourdes, le tout à prononcer par le tribunal de simple police. Dans les cas ci-dessus prévus, le jugement rendu sera exécutoire, nonobstant appel ou pourvoir en cassation. Les objets ayant servi à la perpétration de l’infraction prévue en l’article 3 seront confisqués. » (Gustave, 2021)
En 1986, après la chute de la dictature de Jean-Claude Duvalier, de nombreux oungans et mambos, accusés à tort ou à raison d’être liés à la famille duvaliérienne, furent tués. Près d’un millier d’entre eux auraient subi le supplice du collier, une forme de mise à mort atroce consistant à être brûlé vif après avoir été aspergé de carburant (Saint-Louis, 2000).
Avec l’avènement de la démocratie entre 1986 et 1987, ces dispositions répressives furent abrogées par l’article 297 de la Constitution haïtienne de 1987, qui stipule :
« Toutes les Lois, tous les Décrets-lois, tous les Décrets restreignant arbitrairement les droits et libertés fondamentales des citoyens notamment : a) Le Décret-loi du 5 septembre 1935 sur les croyances superstitieuses ; b) La Loi du 2 Aout 1977 interdisant le Tribunal de la Sureté de l’État ; c) La Loi du 29 avril 1969 condamnant toute doctrine d’importation ; sont et demeurent abrogés ». (Gustave, 2021)
L’État haïtien se veut laïc et admet sur son territoire toutes les formes religieuses. Cette orientation est en accord avec l’idéal d’un État moderne et démocratique. Dès lors, il ne saurait être légitime, sous aucun prétexte, d’exclure le vodou. Portée par une visée démocratique, la Constitution de 1987 fait des droits et libertés individuels l’un de ses fondements.
Cependant, aucun texte de loi haïtienne n’est venu renforcer l’article 297 de la Constitution concernant le vodou. Il a fallu attendre 2003 pour que le président Jean-Bertrand Aristide prenne un arrêté conférant au vodou le statut de religion. Cet arrêté stipule, dans ses articles 1 et 2 :
Art 1. En attendant une Loi relative au statut juridique du vodou, l’État haïtien le reconnait comme religion à part entière, devant remplir sa mission sur le territoire national en conformité à la Constitution et aux Lois de la République; art 2 Tout chef de culte vodou, responsable de temples, de hauts lieux sacrés, d’organisations ou d’associations, est habilité à faire une demande de reconnaissance auprès du Ministère des Cultes.
Avec cet arrêté pris par le président Aristide, ancien prêtre de l’Église catholique, le vodou est devenu plus visible à l’échelle nationale. Les chefs vodou, tout comme ceux des autres religions, peuvent prêter serment devant les autorités compétentes pour exercer leur culte légalement. Bien que le vodou ait bénéficié d’un statut religieux reconnu de facto, c’est sous le gouvernement d’Aristide qu’il a véritablement commencé à s’affirmer en tant que tel. Considérant le vodou comme la religion ancestrale du peuple haïtien et un élément constitutif de l’identité nationale, le président a jugé nécessaire et légitime de valoriser cette tradition spirituelle (Gustave, 2021).
Cependant, lors du récent amendement de la Constitution en 2017, l’article 297 a été supprimé. Cette modification soulève de nombreuses interrogations : quelle loi protège désormais le vodou contre ses détracteurs ? Pourquoi les parlementaires ont-ils choisi de supprimer l’article abrogeant expressément le décret-loi de 1935 sur les pratiques superstitieuses ? Cette décision a profondément choqué le secteur vodou, qui craint le retour d’une grande campagne antisuperstitieuse similaire à celle menée entre 1941 et 1942 par l’Église catholique (AlterPresse, 2012 ; Haïti Libre, 2012).
Il est de notoriété publique que le vodou représente une richesse culturelle immatérielle considérable en Haïti et qu’il devrait être intégré à toute politique patrimoniale sérieuse. Pourtant, peu d’efforts institutionnels sont consacrés à sa sauvegarde et à sa valorisation. Au lieu d’être protégé, le vodou reste largement stigmatisé. Pour de nombreux Haïtiens, être vodouisant équivaut à s’assimiler à l’Afrique, à la misère et au diable, une représentation dévalorisante et historiquement construite.
S’il est reconnu que le créole est la langue maternelle des Haïtiennes et des Haïtiens (Michel, 1997), cette langue a longtemps été — et demeure encore aujourd’hui — marginalisée dans les politiques publiques haïtiennes. À ce sujet, Dejean (1983) précise que le français peut également être une langue maternelle pour quelques milliers de personnes issues des élites sociales, acquise dès l’âge de 20 mois dans un contexte domestique particulier.
Les données relatives au bilinguisme varient selon les périodes et les sources. Selon le recensement de la ville de Port-au-Prince en janvier 1949, environ 15 800 habitants sur 142 000 déclaraient utiliser le français à la maison, soit 11,1 %. En revanche, 45,6 % affirmaient savoir lire et écrire cette langue (Pompilus, 1952, p. 7). Ces questions ne furent pas reprises dans les recensements ultérieurs, ni dans ceux des villes de province la même année, ni dans le recensement national de 1971. Plus tard, Pompilus (1983, p. 7) estimait que seuls 3 à 7 % de la population parlaient effectivement le français, ce qui représentait entre 150 000 et 500 000 personnes, selon les projections démographiques de l’époque.
Jusqu’en 1979, le français, langue officielle, était la seule langue d’enseignement autorisée. Les apprentissages fondamentaux — lire, écrire, compter — s’effectuaient donc dans une langue que la majorité des élèves ne comprenait ni ne maîtrisait. Les contenus pédagogiques et les objectifs de l’enseignement restaient largement déconnectés des réalités culturelles, sociales et économiques du pays.
La réforme éducative de 1979, dite réforme Bernard, a modifié ce cadre en attribuant au créole haïtien un statut de langue d’enseignement. Toutefois, cette reconnaissance juridique n’a pas nécessairement entraîné une reconnaissance sociale. Une part significative de la population — y compris les parents des classes populaires — s’opposait à l’usage du créole à l’école, considérant qu’il n’avait ni valeur symbolique ni prestige. Ces résistances témoignent d’une hiérarchie linguistique profondément ancrée, où le créole est associé à l’ignorance, à la pauvreté ou à la ruralité.
Dès lors, comment envisager sérieusement une politique de valorisation, de sauvegarde et de transmission du patrimoine haïtien sans accorder une place centrale au créole haïtien et au vodou ? Ces deux éléments représentent des composantes majeures du patrimoine immatériel haïtien. Pourtant, au XXIe siècle, des vodouisants hésitent encore à s’afficher publiquement, craignant d’être qualifiés de sorciers. En 2011 et 2012, certains furent même tués après avoir été accusés de fabriquer de la « poudre de choléra » pour nuire à autrui.
Par ailleurs, dans certaines écoles congréganistes, des enfants sont punis pour s’exprimer en créole ; on leur intime de « s’exprimer » autrement, comme si le créole n’était pas une langue à part entière. L’administration publique, quant à elle, reste dominée par le français, l’usage écrit du créole y étant quasi inexistant.
Ces exemples illustrent clairement que le créole haïtien et le vodou continuent d’être traités comme des parents pauvres dans les politiques publiques et patrimoniales du pays. Une politique sérieuse de reconnaissance culturelle, fondée sur les droits linguistiques et la pluralité religieuse, nécessite un engagement réel en faveur de leur valorisation.
État, école et politique culturelle en Haïti
Bien que des notions telles que culture et patrimoine aient fait et continuent de faire l’objet de politiques publiques en Haïti, elles sont très peu prises en compte dans la politique éducative du pays. En se référant à la Conférence des donateurs pour la culture en Haïti, tenue à Paris en avril 2011 par l’UNESCO, on peut légitimement se demander : comment envisager un développement basé sur la culture en l’absence d’une véritable politique culturelle éducative ? Comment intégrer le patrimoine à l’enseignement si celui-ci reste marginalisé dans les programmes scolaires ?
Il est regrettable de constater que la mise en place d’une politique éducative articulée autour du patrimoine et de la culture demeure largement illusoire. Les pratiques pédagogiques entretiennent peu de liens avec les réalités culturelles. Dans les salles de classe, comme dans les manuels scolaires, la question du patrimoine et de la culture occupe une place secondaire, voire inexistante.
Combien d’élèves et d’étudiants des Gonaïves ont visité ou connaissent la valeur des lakou tels que Souvnans, Soukri ou Badjo ? Combien d’élèves haïtiens ont exploré les anciennes habitations coloniales ? Même lorsque certains peuvent citer les noms de ces lieux historiques, ils le font souvent sans en connaître l’origine ni la signification. Pourtant, comme le souligne Augustin (2016, p. 266), « les noms ont une valeur patrimoniale et historique et supportent une charge mémorielle qui se transmet de génération en génération. »
Autrefois, certains enseignants organisaient tant bien que mal des sorties pédagogiques à vocation patrimoniale et culturelle. Aujourd’hui, avec l’instabilité politique et la prolifération des gangs armés, ces initiatives relèvent désormais du rêve, voire de l’illusion. Cette situation prive les élèves et les étudiants haïtiens d’un contact direct avec leur environnement historique et culturel. Elle constitue un frein à la connaissance du pays, à la découverte de ses héritages et à la construction d’un sentiment d’appartenance.
L’élève et l’étudiant haïtien deviennent progressivement étrangers à leur propre territoire, incapables de tisser un lien affectif et intellectuel avec leur pays. Comme le rappellent les auteurs de l’ouvrage Regards sur le patrimoine (Limouzin & Icher, 2008), le patrimoine est un vecteur essentiel de la formation intellectuelle du citoyen, car il lui permet de se considérer comme souverain et, par conséquent, libre. Il constitue à la fois une trace et un révélateur des enjeux du passé et du présent.
Si l’éducation au patrimoine fait défaut, qu’en est-il de l’éducation à la citoyenneté ? Que signifie « être citoyen » en Haïti aujourd’hui ? Quel est le rôle de l’institution scolaire et universitaire dans la socialisation politique des élèves et des étudiants ?
Dans son module de formation à la citoyenneté destiné aux enseignants haïtiens, Charles (2005) soulève plusieurs questions fondamentales : Pourquoi enseigner l’« Éducation à la citoyenneté » dans le nouveau secondaire (NSI à NSIV) ? Quel type de citoyennes et de citoyens Haïti souhaite-t-elle former ? Comment cette matière peut-elle contribuer à la formation de citoyens honnêtes, intègres et responsables ? Comment peut-elle participer à la refondation d’un nouvel État haïtien ?
Pour compléter l’éducation civique et l’instruction civique dans le programme du nouveau secondaire et initier un processus de reconstruction d’un État responsable dirigé par des gouvernants intègres, le MENFP et la Direction de l’enseignement secondaire (DES) ont intégré la matière « Éducation à la citoyenneté » dans le curriculum national. L’élaboration et l’homologation d’un programme, de fiches pédagogiques et de modules dans cette discipline trouvent leur origine dans les débats menés au sein des médias, des universités et du Parlement sur la nécessité de former des citoyens engagés et de lutter contre les différentes formes de corruption (Charles, 2005).
Cependant, dans le contexte actuel marqué par la dégradation de la vie politique, le désespoir collectif, la pauvreté chronique et la défiance généralisée, l’idée même de citoyenneté semble perdre son sens. Des notions comme patriotisme, honnêteté, intégrité, vivre-ensemble ou bonne gouvernance apparaissent de plus en plus comme des formules creuses, vidées de leur substance. Les symboles de l’identité nationale — le drapeau, les fêtes officielles, l’hymne national — ne suscitent plus d’adhésion chez de nombreux élèves et étudiants, dont l’unique projet est souvent de quitter le pays par n’importe quel moyen.
L’école, jadis perçue comme un lieu de socialisation politique, semble désormais avoir abandonné cette fonction. Lors de certaines émissions radiophoniques diffusées pendant les campagnes électorales, des candidats à la présidence ont montré leur incapacité à réciter même un couplet de l’hymne national haïtien. De plus, les fêtes nationales sont souvent considérées par de nombreux élèves comme dépourvues de signification.
Les enquêtes de Pierre (2009) corroborent ces observations. Aujourd’hui, il semble presque impossible de convaincre un élève ou un étudiant haïtien de rester dans le pays pour y construire son avenir. Dans nos échanges quotidiens avec eux, nous avons parfois l’impression d’interagir avec des étrangers perdus sur la terre d’Haïti. Beaucoup attendent leur « tour », leur « chance », leur « opportunité » pour partir, parfois sans intention de revenir.
Paul et Bien-Aimé (2017) considèrent déjà comme un crime national le fait qu’un peuple pauvre consacre ses maigres ressources à former des jeunes destinés à servir d’autres nations, souvent bien plus riches qu’Haïti.
Des repères pour une éducation au patrimoine et à la citoyenneté en Haïti
Étant donné que le patrimoine est un vecteur reliant les générations passées, présentes et futures, qu’il joue un rôle essentiel dans la construction de l’identité des individus, et sachant que l’un des objectifs fondamentaux de l’école haïtienne est de promouvoir l’identité nationale et les valeurs culturelles (Paul & Bien-Aimé, 2023), une éducation au patrimoine et à la citoyenneté s’avère indispensable dans le contexte actuel du pays.
Cette éducation permettra à chaque Haïtienne et à chaque Haïtien de découvrir son pays, ses richesses culturelles — qu’elles soient matérielles ou immatérielles — ainsi que ses figures littéraires et historiques, tout en nourrissant un attachement profond à sa terre et, pourquoi pas, un sentiment de dévouement et de responsabilité envers elle.
Pour promouvoir l’éducation au patrimoine et à la citoyenneté en Haïti, il convient de :
- Intégrer pleinement le patrimoine dans les programmes scolaires, de la section préscolaire jusqu’au secondaire.
- Organiser des formations continues sur le patrimoine, sa valeur et son importance, à destination des enseignants.
- Sensibiliser les élèves à l’histoire, à la symbolique et à l’importance du patrimoine afin qu’ils puissent s’en approprier, ressentir le besoin de le préserver et de le transmettre.
- Mettre en place des sorties pédagogiques à vocation patrimoniale, mémorielle et historique dans toutes les régions du pays, afin de permettre aux écoliers et étudiants de découvrir les patrimoines de leurs communautés.
- Former les leaders communautaires (prêtres, oungans, responsables d’organisations communautaires, pasteurs) sur le rôle du patrimoine dans la construction identitaire, et les impliquer dans sa gestion et sa vulgarisation à travers des programmes d’interprétation.
- Encadrer les porteurs de traditions et les médiateurs culturels pour renforcer la transmission intergénérationnelle et la valorisation des patrimoines vivants.
- Former des guides communautaires capables de faire découvrir aux enfants, jeunes et adultes les patrimoines locaux.
- Réviser les manuels scolaires d’instruction civique pour leur donner une orientation culturelle et nationale, mettant en valeur la langue créole, le vodou, les savoir-faire locaux, la production artisanale et les patrimoines matériels.
- Enseigner les mémoires de l’esclavage au primaire et au secondaire, dans une perspective de réconciliation, de justice historique et de construction d’une société plus équilibrée.
- Renforcer l’enseignement de l’histoire et de la géographie d’Haïti, tout en intégrant des modules de socialisation politique sur le drapeau, les fêtes nationales, la démocratie et l’éthique citoyenne.
- Garantir la laïcité de l’institution scolaire en limitant l’influence confessionnelle, notamment celle de l’Église catholique, afin de mieux séparer l’école et la religion.
- Démocratiser l’accès à l’école et à l’université, pour que tous les enfants et jeunes, sans distinction d’origine, de couleur ou de religion, puissent bénéficier d’une éducation équitable.
- Créer des chaires universitaires en éducation civique et en patrimoine, tout en renforçant les structures pédagogiques existantes.
Conclusion
Nous plaidons pour une éducation au patrimoine et à la citoyenneté en Haïti. Cette conviction s’appuie sur des recherches documentaires approfondies et des échanges soutenus avec des écoliers et étudiants haïtiens. Il ressort clairement que des notions essentielles comme le patriotisme, la culture nationale ou les symboles collectifs – drapeau, fêtes officielles, hymne – sont reléguées au second plan dans le système éducatif.
Certes, des politiques culturelles, patrimoniales et éducatives existent. Les nier serait inexact et injuste. Toutefois, elles peinent à former des citoyennes et citoyens honnêtes, responsables et ancrés dans les valeurs haïtiennes.
Deux piliers fondamentaux de notre culture – le créole et le vodou – continuent d’être marginalisés, victimes de stigmatisation et de préjugés, y compris au sein des institutions publiques. Tant que ces composantes ne seront pas pleinement reconnues, intégrées et valorisées, toute politique patrimoniale ou éducative restera incomplète.
Références
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