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Dans le cadre du dossier spécial consacré aux 51 ans de la Faculté des Sciences Humaines, nous avons rencontré Ronald Jean-Jacques, professeur de psychologie et ancien membre du Conseil de Coordination de la FASCH de 1996 à 2000. Figure marquante de cette période charnière, il revient sur les défis, les réformes et les tensions qu'il a vécus à la tête de cette institution. Un témoignage sans détour sur une expérience de gestion académique qui révèle autant les potentiels que les limites d'une faculté en quête d'excellence.
Propos recueillis par Lefranc Joseph
Gazette Universitaire: Pouvez-vous vous présenter brièvement (votre fonction à la FASCH, période de responsabilité, discipline d'ancrage) ?
Ronald Jean-Jacques: Je suis Ronald Jean-Jacques, professeur à la FASCH depuis janvier 1994. J'ai obtenu ma licence en Psychologie à la Faculté d'Ethnologie en 1990, ensuite je suis parti en Belgique avec une bourse de l'Université Catholique de Louvain où j'ai poursuivi des études de 2ème et de 3ème cycles universitaires avec un Diplôme d'Études Supérieures Spécialisées (DESS) en Psychopédagogie et un Diplôme d'Études Avancées (DEA) en Psychologie clinique. J'ai été membre du Conseil de Coordination de la FASCH de 1996 à 2000.
GU: Qu'est-ce que cette expérience de coordination à la FASCH a représenté pour vous, sur le plan personnel et institutionnel ?
RJJ: J'ai été élu en juin 1996 au Conseil de Coordination de la FASCH, soit un peu plus de 2 ans après mon intégration en tant que professeur à temps plein ; j'ai rempli, dans un premier temps, la fonction de responsable académique de la faculté où j'ai vraiment appris comment on fait fonctionner le programme des cours d'une institution universitaire. C'est vraiment à ce niveau que j'ai bien compris comment on peut faire fonctionner la FASCH et surtout comment gérer le programme de cours afin que les étudiants des différents départements puissent avoir leurs cours et leurs notes de cours en fin de session. Avec des réunions de professeurs en début de session et avec quelques notes de rappel et certaines lettres d'avertissement, dans le courant de la première session d'octobre 1996 à février 1997, tous les cours des différents départements d'étude ont pu être dispensés, et aucun étudiant ne traînait plus dans la cour à 16 h ou à 16 h 30 en attendant des professeurs en retard. J'ai également constaté que des dizaines de professeurs touchaient pour 2, 3 ou 4 chaires alors qu'ils ne dispensaient qu'un seul cours ou 2 cours, et cela se faisait depuis déjà 3 ans à la FASCH pour un nouveau régime de cours que les dirigeants de facto de 1992 voulaient instituer. Quand j'ai voulu régulariser cette affaire à la FASCH en septembre 1996, j'ai eu toutes les menaces de différents professeurs fautifs, qui ne se cachaient pas pour me dire que je ne devais rien faire. J'ai eu, au moins, une professeure qui était venue me remercier de corriger cette situation qui l'embarrassait plus que les autres. Ce sont ces 56 chaires récupérées qui ont permis à la FASCH de créer de nombreux autres cours (Atelier d'écriture, Musicologie, Observation sociologique, Épistémologie, etc.).
Cette expérience de gestion académique et de coordination m'a beaucoup appris sur les hommes et les femmes dans ce pays. J'ai appris à apprécier avec tolérance et compassion certaines situations avec du personnel soucieux et travailleur ; et en même temps, j'ai constaté que certains autres employés ne se préoccupaient nullement d'accomplir une quelconque besogne. Je voyais par exemple une ménagère se dépêcher pour arriver tous les jours à 7 h du matin pendant que l'autre ne venait que 3 jours sur 5 avec une autorisation du coordonnateur ; ces 2 employés ne recevaient que 1 200 gourdes comme salaire brut. J'ai vu des gardiens se préoccuper de la sécurité de la FASCH matin et soir au point de risquer leur vie. J'ai aussi trouvé certains professeurs ponctuels et réguliers pendant que la majorité d'entre eux s'absentaient ou venaient en retard assurer leurs cours. Dans cette faculté, j'ai heureusement trouvé de nombreuses personnes passionnées et engagées qui ont, avec moi, fait fonctionner l'organisation des cours ; qui ont entrepris, avec l'équipe de direction, une réforme académique avec la définition d'un nouveau manuel des cours et l'établissement d'un système de crédit pour l'organisation des cours. Nous avons ensemble, avec le même budget de 1996-1997 reconduit d'année en année, pu acquérir un bus et un véhicule tout terrain, acheter des milliers d'ouvrages pour la documentation à la bibliothèque, faire des aménagements dans les locaux pour mieux servir la communauté ; et nous avons surtout pu installer une nouvelle discipline de travail et un meilleur esprit pour la recherche de l'excellence académique.
GU: Quels moments, défis ou réalisations vous semblent les plus marquants durant votre passage à la tête de la Faculté ?
RJJ: Les moments les plus critiques de mon passage à la coordination de la FASCH sont les premiers mois de juillet à décembre 1996 et mes derniers mois de janvier à juillet 2000 où j'ai finalement dû démissionner. Jeune trentenaire, revenu des études en Belgique, et surtout rempli de convictions, je ne pouvais concevoir mon passage à la direction d'une faculté sans laisser les traces des changements que je rêvais du temps où j'étais étudiant et dirigeant de la Fédération Nationale des Étudiants Haïtiens (FENEH). Je me rappelle qu'à la veille des concours d'admission, je jetais les lettres de parrainage des plus hautes autorités publiques dans les poubelles. J'avais la conviction que seuls ceux et celles qui passeraient le concours auraient droit aux études à la FASCH. Pour joindre les actes à la parole, je mettais en place un Comité d'Examens de 7 membres. Ce comité détenait exclusivement l'autorité d'organiser le concours d'admission et de dresser la liste définitive des admis. Le Conseil de Coordination scellait et publiait ensuite cette liste.
L'effervescence des premières décisions pour mieux faire fonctionner les cours, pour récupérer les notes de cours, pour livrer les attestations et les relevés de notes dans de courts délais, pour travailler en assemblée de professeurs par département pour entamer la réforme académique, pour discuter chaque mois avec les délégués-étudiants afin de poser et de résoudre certains problèmes, etc. Tout cela a représenté un moment fort et intéressant de mon temps passé à la coordination de la FASCH.
Au contraire, de janvier jusqu'à ma démission en juillet 2000, j'ai eu à gérer certaines petitesses de personnes que je croyais beaucoup plus dignes. J'ai dû accepter de mes nouveaux collègues de la Coordination de la FASCH des « déraisons » pour nommer sous pression une professeure. J'ai été mis dans l'obligation par un Conseil Exécutif du rectorat de devoir reprendre une employée ayant abandonné son poste depuis quelque temps, sous le prétexte qu'elle avait été rétrogradée. Pourtant, elle eût conservé et son titre et son salaire. J'ai alors choisi la porte de sortie pour aller prendre de l'air et pour permettre aux autres de gérer autrement la FASCH.
Je garde, malgré tout, le sentiment d'avoir beaucoup appris et d'avoir servi une communauté qui, pour la plupart, voudrait voir cette Faculté des Sciences Humaines devenir un grand centre de savoirs et de connaissances fondées.
GU: Comment perceviez-vous, à l'époque, la mission de la FASCH dans le paysage universitaire haïtien ? Et quelles tensions, limites ou potentiels y voyiez-vous ?
RJJ: Pendant la fin des années 1990 et à l'orée du nouveau millénaire, les défis pour une Faculté des Sciences Humaines étaient énormes et multiples. Tout d'abord, le taux de diplomation représentait le plus gros défi puisque, de sa création en 1974 jusqu'en 1996, la FASCH n'avait délivré que très peu de diplômes (moins de 200). Il fallait absolument augmenter de manière exponentielle le nombre de diplômés en Psychologie, Sociologie, Communication et Travail Social afin que les investissements publics dans les études à la FASCH puissent avoir du sens.
Nous avons revu en profondeur le programme d'étude des 4 départements et de l'année préparatoire afin de mieux habiliter les étudiants à pouvoir élaborer et soutenir un mémoire de fin d'étude. Tous les efforts de révision des différents cours, de documentation, d'encadrement des travaux dirigés et des mémoires, de mentorat ont été accomplis par les dirigeants, les responsables des départements, les professeurs engagés et par le personnel de la bibliothèque fonctionnant tous les jours jusqu'à 22 h. Cela avait pour but de lever ce défi. Le nombre de mémoires a quadruplé depuis, mais il reste que les professionnels sortis de la FASCH n'ont pas encore un impact significatif dans les pratiques professionnelles et dans la pensée sociale haïtienne !
Nous avons, avec l'ensemble des professeurs de tous les départements, travaillé pendant plus de 6 mois pour réviser et réformer le programme d'études de la FASCH afin de mieux articuler les contenus des cours aux nouvelles réalités du monde professionnel. La réorganisation des cours dans un système de crédit était la formule la plus appropriée pour le nouveau programme mis au point. Malheureusement, cela n'a pas fonctionné comme on l'espérait. Le manque de ressources pour offrir les cours aux différentes cohortes d'étudiants, l'insuffisance de salles de cours, l'inconstance et l'irrégularité tant de la part de certains professeurs que de nombreux étudiants, les défauts d'enregistrement des notes au Secrétariat de la FASCH, sont quelques-uns des facteurs qui ont mis à mal la réforme académique. Cette réforme demeure, par ailleurs, une avancée importante pour un renouveau de la FASCH.
Le défi de devoir utiliser les technologies de l'information et de la communication demeure jusqu'à nos jours insurmontable pour une faculté qui forme, entre autres, des professionnels en Communication. Si nous avons essayé d'informatiser le système de notation et de compte rendu au Secrétariat Général de la FASCH, cela ne fonctionne pas toujours. Nous n'avons pas pu intégrer dans le système d'enseignement de la FASCH ces technologies parce qu'elles requièrent des conditions et des moyens que nous ne possédons toujours pas : une énergie électrique régulière et constante, le matériel nécessaire (même nos professeurs ne disposent pas d'un bon ordinateur portable ou d'une tablette opérationnelle, encore moins nos étudiants pauvres pour la plupart), des logiciels opérationnels (internet à larges bandes passantes, logiciels et applications pratiques, etc.). C'est un défi qui reste incontournable parce que nous ne pouvons prétendre à rien de sérieux et de bon si nous n'arrivons pas, et très vite, à nous approprier ces outils et supports technologiques et de l'intelligence artificielle !
GU: Avec le recul, quel regard portez-vous aujourd'hui sur l'évolution de la Faculté et son rôle dans le contexte national actuel ?
RJJ: Je parle de mon passage de 1996 à 2000 à la coordination de la FASCH et d'une expérience datant de presque 30 ans. Des avancées significatives ont probablement été faites dans différents secteurs de fonctionnement de la FASCH ; mais malheureusement, il y a également des reculs et des dommages qui perturbent cette faculté. Au moment où je vous parle, la FASCH doit trouver refuge quelque part ailleurs dans la région métropolitaine de Port-au-Prince. Son local restauré est en zone contrôlée par des bandes armées.
Je pense qu'en dépit de tout, la FASCH semble offrir beaucoup plus ses expertises et analyses à la nation haïtienne tant à travers les médias traditionnels que sur les médias en ligne. Nous avons beaucoup plus de professionnels sortis de la FASCH offrant leurs services dans l'administration publique centrale et dans les régions. Nos anciens étudiants diplômés ou non officient dans les nombreuses organisations internationales et non gouvernementales travaillant sur l'étendue du territoire haïtien. Il reste que pour les prochaines décennies, nos professeurs et anciens étudiants de la FASCH devraient pouvoir créer ou participer à créer des courants de pensée influents en Haïti soit en Psychologie, en Sociologie ou en Communication.
GU: Si vous deviez transmettre un message, un conseil ou un souhait à la communauté fascheloise (étudiant·es, professeur·es, responsables), que diriez-vous ?
RJJ: Avant tout, il faut maintenant passer ces moments difficiles et pouvoir en profiter pour préparer la reconstruction et la restructuration de la FASCH avec des objectifs d'un nouveau programme de cours, des mécanismes beaucoup plus fonctionnels de gestion académique et administrative, des aménagements tant physiques que virtuels pour l'enseignement et la recherche, et la mise en place de dynamiques de services utiles à la communauté haïtienne. J'espère que les actuels dirigeants sauront mobiliser les énergies, les volontés et les moyens pour sortir gagnants de cette crise globale de toute la société haïtienne !
GU: Pour conclure, y a-t-il un souvenir, une scène, une phrase ou une image que vous associez spontanément à la FASCH ?
RJJ: L'image qui m'a toujours marqué et qui revient immédiatement dans mon esprit de la FASCH est ce personnage extraordinaire d'André, un messager décédé depuis quelques années. André avait un problème aux pieds et ne marchait que très difficilement. Il ne pouvait donc être un bon messager, mais il détenait les archives orales de la FASCH. Il pouvait vous raconter tous les faits et gestes des uns et des autres depuis les premiers moments de l'existence de la FASCH. Je me suis informé auprès d'André sur beaucoup de sujets avant de prendre des décisions cruciales pour la FASCH. Merci André dans la lumière où tu es !