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Dans le cadre du dossier spécial consacré aux 51 ans de la Faculté des Sciences Humaines (FASCH), nous avons rencontré Sabine Lamour, sociologue, professeure à la FASCH et ancienne étudiante de l’institution. Figure intellectuelle et militante engagée, elle revient sur son parcours depuis ses débuts à la FASCH jusqu’à son implication dans les milieux académiques et féministes en Haïti et à l’international. De son expérience d’étudiante à son rôle d’enseignante, elle évoque les tensions, les défis et les héritages qui traversent la faculté, tout en portant un regard lucide sur la mission critique des sciences humaines dans la société haïtienne contemporaine. Un entretien empreint de franchise, de mémoire vivante et de conviction.
Propos recueillis par Lefranc Joseph
Gazette Universitaire : Pouvez-vous vous présenter brièvement (votre parcours à la FASCH, discipline d’ancrage, autres formations, fonctions occupées) ?
Sabine Lamour : Mon choix initial s’était porté sur la Faculté de droit et des sciences économiques. Cependant, une fois sur place, l’organisation de l’espace, tant physique que symbolique, évoquait trop fortement le cadre rigide de l’école classique, auquel je ne souhaitais plus être confrontée. Ne m’y sentant pas à ma place, j’ai décidé de me présenter au concours d’entrée de la Faculté des sciences humaines (FASCH), où j’ai été admise. L’atmosphère qui y régnait m’est aussitôt apparue plus stimulante intellectuellement et plus propice à l’échange, contrastant fortement avec la rigueur formelle de la Faculté de droit. La première chose qui m’avait attirée à la FASCH était l’aménagement de l’espace qui, à l’époque, était très boisé et vraiment agréable. Le campus offrait un environnement paisible, propice à l’étude et à la détente.
J’ai intégré la FASCH en octobre 2000, juste après mes études classiques. Je ne me souviens pas s’il y avait un nom de promotion à l’époque. Ce qui m’avait le plus marquée à mon arrivée à la FASCH, c’est que ma promotion avait eu droit à une cérémonie d’intégration organisée par les étudiant·e·s déjà inscrit·e·s. Contrairement à la tradition de la « fête des bleus », souvent teintée de mises en scène humiliantes ou de jeux d’initiation discutables, la promotion précédente avait choisi de rompre avec ces pratiques. Elle nous avait plutôt accueillis dans un esprit de respect, de solidarité et de transmission. Ce geste, à la fois symbolique et significatif, m’avait profondément impressionnée : il témoignait d’une volonté collective de transformer les rapports entre promotions et d’une réflexion critique sur les formes d’accueil dans l’espace universitaire.
À l’origine, j’avais opté pour la communication sociale, mais au fil de mon parcours académique, j’ai progressivement réorienté mes intérêts, ce qui m’a conduite à changer à la fois de discipline et de département. À l'issue de la première année, communément appelée propédeutique à la FASCH, j’ai décidé de me réorienter vers la sociologie. Cette discipline suscitait chez moi un intérêt croissant, plus marqué que celui que j’éprouvais initialement pour la communication sociale. J’étais alors en classe de terminale A, ce qui m’avait permis de me familiariser avec des penseurs tels que Saint-Simon, Comte, Marx et Durkheim. Cette exposition précoce à certains fondements de la pensée sociologique a sans doute facilité ma transition vers cette discipline, qui m’est alors apparue à la fois plus stimulante intellectuellement et plus en phase avec mes aspirations.
J’ai intégré la filière sociologie en octobre 2000. Depuis, mon parcours est étroitement lié à la FASCH. J’ai soutenu mon mémoire de licence sous la direction de Jn Anil Louis-Juste. Mon mémoire portait sur la problématique des écoliers surâgé·e·s dans la région du Sud-Est, plus précisément à l’École nationale de Montagne-la-Voûte. Ce travail a été noté 90 sur 100 et s’est vu attribuer la mention « Excellent », ce qui a constitué une belle reconnaissance au terme de mon parcours de licence.
Après mon master en France, je me suis inscrite en doctorat. Alors que j’étais en deuxième année de doctorat, le décanat de la FASCH m’a sollicitée pour assurer des charges de cours. J’ai déposé mon dossier au rectorat de l’UEH qui, après évaluation, m’a adressé une lettre confirmant ma nomination en tant que chargée de cours, fonction que j’ai exercée de 2013 à 2016. Après la soutenance de ma thèse en 2017, j’ai reçu ma lettre de nomination comme professeure titulaire. J’ai aussi dispensé le cours intitulé « Citoyenneté et université », dans le cadre du programme d'intégration de l’Université d’État d’Haïti, sous la coordination du professeur Hérold Toussaint.
Depuis 2022, j’enseigne la sociologie contemporaine II à la FASCH, chaire anciennement occupée par le père François Kawas.
GU: Quel rôle la FASCH a-t-elle joué dans votre formation intellectuelle et dans votre trajectoire professionnelle ?
SL : Mon arrivée à la Faculté des sciences humaines (FASCH), en octobre 2000, a marqué un tournant décisif dans ma vie, un véritable rite de passage. Ce moment coïncidait non seulement avec mon entrée dans l’enseignement supérieur, mais aussi avec mon départ du foyer familial. Quitter la province pour m’installer à Port-au-Prince afin d’étudier représentait bien plus qu’un simple déplacement géographique : c’était le début d’un processus de transformation personnelle, intellectuelle et politique. Ce que j’ai vécu à la FASCH ne peut être réduit à une seule dimension. Les sphères personnelle, professionnelle et militante s’y sont entremêlées de manière indissociable. C’est dans cet espace que j’ai appris à articuler mon vécu individuel avec des problématiques collectives, à relier mon parcours d’étudiante avec celui de citoyenne engagée. Ce processus d’émancipation n’a été ni linéaire ni toujours facile, mais il fut profondément formateur. Il m’a permis de développer une vision du monde où la pensée et l’action sont imbriquées. C’est à la FASCH que j’ai commencé à comprendre que mon parcours professionnel nécessiterait un engagement constant et que cet engagement exigerait une rigueur intellectuelle.
Sur le plan professionnel, beaucoup de gens me demandaient à l’époque : « Mais que vas-tu faire avec la sociologie ? » J’avais pourtant l’intime conviction que si j’avais choisi cette discipline, c’était parce qu’elle avait du sens dans ma trajectoire, même si cela ne m’était pas encore parfaitement clair. Ce sentiment s’est confirmé au fil des années. J’ai eu la chance de rencontrer des professeurs extraordinaires à la FASCH, des personnes qui m’ont encouragée et qui ont su reconnaître un potentiel en moi. Ces professeur·e·s ont nourri ma confiance en moi et m’ont donné la certitude que je pouvais réellement me projeter en tant que sociologue. J’avais d’excellentes notes, et j’étais une étudiante à plein temps, car pour ma mère, il était hors de question de travailler pendant mes études.
Je passais mes journées à la FASCH, souvent de 9 heures du matin jusqu’à 7 heures du soir. J’avais deux ou trois cours par jour, et je passais beaucoup de temps à la bibliothèque. C’est dans ce rythme que s’est construite ma formation intellectuelle, mais aussi militante. À cette époque, il y avait les assemblées, notamment les assemblées mixtes représentatives, qui étaient des espaces de discussion essentiels. C’est là que j’ai commencé à m’outiller plus sérieusement sur les questions politiques et militantes, notamment en participant à des groupes politiques, surtout en province.
La Faculté des sciences humaines a constitué un pilier essentiel dans la construction de mon identité intellectuelle et professionnelle. Elle a été le point d’ancrage de ma formation universitaire, mais également le premier espace où j’ai pu affirmer mes compétences en tant qu’enseignante et chercheure. La FASCH est la première institution qui m’a recrutée pour un poste de chargée de cours. J’ai ainsi pu dispenser le cours « Introduction à la sociologie » pendant au moins trois ans, une expérience qui a profondément nourri ma vocation pédagogique. Ce poste n’a pas seulement été une responsabilité, mais aussi un espace de liberté et de créativité. J’ai pu y introduire de nouvelles approches didactiques, notamment l’usage de romans dans l’enseignement de la sociologie, afin de stimuler la réflexion critique et d’ouvrir mes étudiant·e·s à d’autres formes de compréhension du social. La FASCH m’a permis d’expérimenter, d’oser, et surtout de me projeter en tant que chercheure, en cultivant une pédagogie ancrée dans la rigueur scientifique tout en étant ouverte à l’interdisciplinarité.
C’est également dans cet espace que j’ai eu la chance d’accompagner des étudiant·e·s, que ce soit dans leur parcours académique, leur questionnement intellectuel ou leurs projets de recherche. Cet accompagnement a été, pour moi, une expérience profondément enrichissante. Je garde de cette période le souvenir d’échanges stimulants et d’un engagement sincère de la part des étudiant·e·s que j’ai eu à encadrer. De manière générale, je suis satisfaite de leur cheminement, de leur curiosité et de leur capacité à se confronter aux exigences de la pensée critique.
Si ma formation en France a incontestablement enrichi ma posture académique, c’est bien la FASCH qui a posé les fondations solides sur lesquelles repose aujourd’hui ma trajectoire. C’est là que s’est forgée ma pensée critique et mon engagement envers l’enseignement supérieur en Haïti. C’est à la FASCH que j’ai découvert et nourri ma passion pour la recherche.
Aujourd’hui, en tant que professionnelle de la recherche, je mesure pleinement l’importance du rôle que la FASCH a joué dans mon cheminement. Elle a été, et demeure encore, un espace de structuration intellectuelle, de transmission, d’accompagnement et d’innovation, qui continue d’influencer profondément ma manière d’être dans le monde académique.
GU : En tant que femme sociologue, ancienne étudiante devenue enseignante, comment avez-vous vécu cette continuité et cette transformation de position ?
SL : Il faut dire que la FASCH n’a jamais été un terrain facile pour une jeune femme, étudiante ou enseignante. Quand j’y suis entrée comme jeune adulte, c’était un espace très masculin, et je crois qu’il l’est toujours. À l’époque où j’étais étudiante, plusieurs scandales ont éclaté au sein de la FASCH, notamment des affaires de harcèlement sexuel dénoncées par des étudiantes. Dans le cercle des étudiant·e·s, certaines dynamiques de pouvoir donnaient lieu à des violences psychologiques, à des pressions sur les jeunes étudiantes isolées et à des stratégies de manipulation, particulièrement dans le contexte des « préfacs ». L’un des cas les plus marquants fut celui d’une étudiante ayant porté plainte contre un professeur pour harcèlement. Cette étudiante fut d’ailleurs l’une des premières à soutenir un mémoire portant sur la question du genre à la FASCH. Cet événement a constitué un moment charnière, marquant les premiers balbutiements d’une conscience féministe dans l’espace universitaire.
À cette époque, plusieurs étudiantes étaient membres d’organisations féministes, ce qui a favorisé l’émergence d’une parole critique autour des violences de genre au sein de l’institution. J’ai moi-même été membre du CEFUH, un collectif de femmes universitaires rattaché à l’UEH. C’est dans le cadre de cet engagement que j’ai commencé à militer sur les questions de genre. Aujourd’hui, les dynamiques de dénonciation se sont en partie déplacées vers l’espace numérique. En ligne, de nombreux cas sont relayés, dans lesquels des étudiantes prennent la parole pour dénoncer des situations de harcèlement et de mauvais traitements, tant de la part de figures d’autorité que de leurs pairs. Cette visibilité accrue sur les réseaux sociaux témoigne à la fois d’un éveil collectif croissant et d’un besoin urgent de reconnaissance et de prise en charge des violences sexistes à l’université.
L’analyse des photographies officielles de la cérémonie d’installation du nouveau conseil dirigeant de l’Université d’État d’Haïti (UEH) met en lumière de manière éloquente les inégalités de genre qui perdurent au sein de cette institution. Les femmes sont absentes du conseil. Cette absence montre une résistance persistante à accorder aux femmes une pleine légitimité dans les sphères du pouvoir, même au sein de l’Université.
L’UEH, en cela, n’est pas une exception. Elle est à l’image du reste de la nation, où les femmes ne sont toujours pas reconnues comme des actrices légitimes de la prise de décision. Leur présence dans les espaces de gouvernance demeure fragile, souvent conditionnée par des luttes personnelles et institutionnelles illustrant la profondeur des inégalités de genre en Haïti. La reproduction de ces dynamiques au sein même des milieux universitaires, censés être des lieux de pensée critique et de progrès social, souligne l’urgence de repenser les rapports de pouvoir et de promouvoir une véritable culture de l’égalité.
L’histoire de la FASCH, comme celle du Rectorat de l’UEH, demeure marquée par une absence flagrante de leadership féminin : aucune femme n’y a encore exercé les fonctions de doyenne ou de rectrice. Même lorsqu’elles siègent au sein du conseil de direction d’une faculté, les femmes doivent sans cesse lutter pour se faire respecter et faire entendre leur voix.
Du côté de la population estudiantine, il existe aussi un double standard bien ancré quant à la manière dont la présence dans l’espace institutionnel est tolérée. Les femmes disposent de beaucoup moins de latitude que les hommes pour continuer à fréquenter la FASCH sans avoir soutenu leur mémoire. Leur présence devient vite suspecte, questionnée, mise en doute. Là où certains hommes peuvent s’installer durablement dans cet espace, y graviter librement, s’y faire une place en dehors des cadres formels, les femmes doivent sans cesse justifier leur présence, leur légitimité, leur ambition. Qui peut investir l’espace ? Qui peut y rester, y grandir, y respirer ? Ces questions ne se posent pas de la même façon selon le genre.
Les représentations de genre pèsent fortement sur les choix d’études à la FASCH. La sociologie a la réputation d’être un domaine théorique qui ne convient pas aux femmes. À l’inverse, la communication sociale est perçue comme la « voie naturelle » pour nous, comme si notre destin se résumait à occuper des fonctions de présentation ou de représentation, notamment à la télévision nationale. Ce cadrage sexiste des filières reproduisait une vision essentialiste des femmes, cantonnées aux rôles de surface, éloignées de la production de savoir critique. Mon choix de la sociologie fut d’abord un geste de rupture : affirmer que les femmes ont toute leur place dans les disciplines analytiques et théoriques.
Entre 2000 et 2004, nous n’étions que trois femmes inscrites en sociologie dans ma promotion. À ma connaissance, je suis la seule à avoir soutenu mon mémoire. Avant moi, une seule soutenance féminine m’avait marquée : celle de Nora Brutus. Si j’ai bonne mémoire, elle travaillait sur la redistribution foncière dans la vallée de l’Artibonite sous le gouvernement Préval, un sujet d’une grande pertinence. Elle a incarné, à mes yeux, une brèche dans le mur du silence et de l’effacement féminin dans le champ académique. Évoluer dans certaines institutions ne signifie pas qu’il soit impossible d’y tracer sa voie. Mais ce chemin, pour les femmes, reste rarement linéaire ou apaisé. Il est semé d’obstacles invisibles, d’injonctions contradictoires, de résistances parfois frontales, parfois sournoises. Rien n’est donné.
Dans le milieu universitaire en particulier, une forme d’évaluation constante, silencieuse mais bien réelle, s’exerce sur les femmes. Professeures, chercheuses, doctorantes — toutes sont soumises à un regard critique qui scrute, mesure, juge. Ce regard ne vient pas seulement des structures hiérarchiques : il est aussi porté par les collègues, parfois même par les étudiant·e·s. Cette vigilance sociale impose une pression continue, une tension permanente entre le faire et le prouver. Être compétente ne suffit pas ; il faut aussi paraître inattaquable, irréprochable, résistante. C’est là que naît une double charge mentale : celle du travail intellectuel et celle de la représentation. La première est reconnue, mesurable, valorisée. La seconde est ignorée, tue, parfois niée, et pourtant elle épuise. Cette double charge est le prix que paient trop souvent les femmes pour exister dans des espaces qui, tout en s’ouvrant peu à peu, continuent de reproduire des logiques de pouvoir profondément inégalitaires.
Malgré ces difficultés, je ne peux nier que la FASCH m’a appris à me positionner, à revendiquer ma légitimité, à inscrire mon existence intellectuelle dans un espace où l’on demande encore trop souvent aux femmes de « rester à leur place ». Aujourd’hui, mon engagement vise à rendre visibles ces luttes silencieuses, ces trajectoires féminines souvent effacées, et à participer à la construction d’un espace académique plus inclusif. Un espace où les femmes puissent non seulement exister, mais aussi penser, transmettre et transformer. Ce combat implique un coût, aujourd’hui encore, pour les femmes qui veulent évoluer dans cet espace : un coût qui se mesure en temps, en énergie, mais aussi en reconnaissance, sécurité professionnelle et légitimité. Cette réalité, trop souvent tue, mérite d’être nommée, dénoncée et surtout transformée.
GU : Quels moments, expériences ou figures vous ont le plus marquée durant vos années à la FASCH, que ce soit comme étudiante ou professeure ?
SL : Comme étudiante, je dois dire que plusieurs figures m’ont marquée, notamment le professeur Chéry. Il m’a beaucoup encouragée à l’époque en me faisant comprendre qu’il voyait en moi un potentiel. Quand on lui remettait un devoir, il prenait toujours le temps d'en discuter avec nous. Il m’a aussi sollicitée à plusieurs reprises pour l’aider dans ses recherches : je faisais par exemple des fiches de lecture et de la documentation sur Madeleine Sylvain-Bouchereau, entre autres. Ces contrats, souvent liés à la recherche documentaire, m’ont permis d’explorer davantage la pensée haïtienne, surtout celle des auteurs du XIXᵉ siècle et de la période post-dictature des années 1990. J’ai aussi eu l’occasion de collaborer à plusieurs projets de recherche au sein de la faculté. Ces expériences cumulées, à la fois académiques et intellectuelles, ont été décisives dans mon parcours. Elles m’ont permis de me construire une base solide à la croisée de la rigueur théorique, de l’ouverture disciplinaire et d’un profond ancrage dans la pensée haïtienne.
Il y a aussi eu le professeur Jn-Anil Louis-Juste, le superviseur de mon mémoire, qui était toujours disponible pour échanger, notamment sur des sujets théoriques. À l’époque, j’avais vraiment l’impression qu’il y avait plus de débats théoriques entre étudiants et professeurs qu’aujourd’hui.
Je me souviens aussi de mon tout premier article publié. C’était dans un petit journal étudiant à la FASCH, en collaboration avec Géraldy Boisrond. Nous avions écrit un article sur le jazz. Je me rappelle avoir souri en voyant mon nom imprimé pour la première fois : c’était un petit événement pour moi. Par la suite, j’ai publié dans la revue de l’ASID (Asosyasyon Inivèsitè ak Inivèsitèz Desalinyen). Plusieurs autres professeurs ont également marqué mon parcours, entre autres Anselme Remy, Tony Cantave et Jean Renold Élie.
Deux personnages ont marqué mon parcours de manière silencieuse mais profonde : Lilas et Marie, que l’on appelait aussi « Kay Marie », située non loin de l’École normale. Lilas était une restauratrice, l’une des rares à cuisiner pour les étudiants de l’impasse Élizar. Elle dégageait une force tranquille. Je la voyais souvent, mais je ne savais rien d’elle : ses origines, sa famille, son parcours restaient pour moi un mystère. J’aurais aimé lui parler de son métier, comprendre ce qui l’animait, mais à l’époque, je ne me sentais pas prête ni équipée pour initier cette conversation.
Marie, elle, occupait une autre place dans mon imaginaire. Elle était toujours présente, discrète mais incontournable, dans ce petit espace où se mêlaient les étudiant·e·s. « Kay Marie » n’était pas seulement un lieu ; c’était un repère, une figure rassurante du quotidien dans une période justement marquée par l’insouciance de la jeunesse et l’incertitude du lendemain, particulièrement lors des troubles de 2004.
Enfin, à la FASCH, j’avais mon groupe d’amies avec qui j'avais l'habitude de sortir et de faire mes devoirs en groupe. Malheureusement, l’une de mes amies est décédée après le séisme de 2010, au moment de son accouchement.
GU : Quel regard portez-vous aujourd’hui sur la mission de la FASCH et son rôle dans la société haïtienne contemporaine ?
SL: Selon moi, la mission de la Faculté des sciences humaines (FASCH), comme celle de toute institution universitaire, consiste d’abord à réfléchir sur la société et à ouvrir des pistes de transformation. Il est important de rappeler que la FASCH a été fondée sous l’impulsion d’un sociologue dont les engagements politiques ont pu susciter la controverse, mais dont la contribution intellectuelle reste majeure. Son ouvrage, Sociologie du fait haïtien, constitue une référence incontournable dans notre champ, bien qu’il ne soit malheureusement pas intégré au curriculum de la faculté.
Cette absence interpelle, car la vocation première de la FASCH devrait précisément être d’analyser la société haïtienne, d’en comprendre les dynamiques, d’en proposer une lecture critique et de formuler des alternatives concrètes. L’université ne peut se réduire à la transmission de savoirs théoriques déconnectés du réel. Elle doit contribuer activement au bien-être collectif en stimulant la pensée, en formant des citoyens et citoyennes capables d’imaginer d’autres possibles, et en nourrissant les débats publics.
Les mémoires produits à la FASCH en témoignent : les étudiant·e·s s’engagent dans une réflexion profondément ancrée dans la réalité haïtienne. Leurs travaux interrogent les structures sociales, les rapports de pouvoir et les formes de marginalisation. Pourtant, cette production de savoir reste souvent sans suite. Elle est rarement valorisée, ni intégrée dans une dynamique plus large de réflexion ou d’action collective. Ce manque de reconnaissance est regrettable, car ces recherches pourraient alimenter le débat public, inspirer les politiques publiques ou, à tout le moins, améliorer notre compréhension du pays.
La mission de la FASCH ne peut être pensée isolément ; elle s’inscrit dans celle, plus vaste, de l’Université d’État d’Haïti. À ce titre, il est nécessaire d’interroger les contenus proposés dans les curriculums. Trop souvent, les programmes amènent les étudiants à penser à travers des cadres théoriques issus du Nord (français, canadiens, américains ou latino-américains), tout en négligeant les productions intellectuelles haïtiennes et les auteurs ayant pensé Haïti depuis Haïti.
Certes, une volonté, encore timide mais réelle, se fait jour pour intégrer des penseurs haïtiens dans les programmes. Mais ces initiatives demeurent marginales. Il est pourtant urgent de promouvoir un savoir situé, ancré dans les réalités locales. Les sciences humaines n’existent pas uniquement pour former des experts, mais pour accompagner les sociétés dans leurs mutations, en leur offrant des outils critiques, des perspectives nouvelles et des possibilités concrètes de transformation.
En somme, la FASCH, comme toute faculté de sciences humaines consciente de ses responsabilités, doit pleinement s’emparer de cette mission : interroger la société haïtienne, en éclairer les contradictions et proposer des voies pour dépasser les blocages actuels. C’est en renouant avec cette ambition que l’université pourra jouer son rôle dans la construction d’un avenir plus juste et plus conscient pour Haïti.
GU : Vous avez publié plusieurs travaux de recherche sur les rapports de genre, les inégalités sociales et les dynamiques du pouvoir. En quoi votre passage à la FASCH a-t-il influencé vos axes de recherche et vos engagements ?
SL : Je ne dirais pas que c’est uniquement la FASCH qui a façonné mon regard. Je viens d’une famille où les discussions politiques étaient très présentes : ma mère était syndicaliste, mon père engagé politiquement. Cet environnement m’a très tôt sensibilisée aux enjeux sociaux et aux rapports de pouvoir.
C’est toutefois à la FASCH que j’ai acquis les outils conceptuels me permettant d’analyser ces dynamiques avec rigueur. J’y ai développé une approche critique qui m’a conduite à explorer des questions souvent marginalisées dans la recherche haïtienne, notamment celles liées au genre. J’ai ainsi pu construire une perspective féministe ancrée dans la réalité haïtienne.
En Haïti, rares sont les travaux qui abordent les questions de genre en prenant véritablement au sérieux la condition des femmes, tant sur le plan théorique que militant. Mon parcours s’est ainsi forgé à l’intersection de plusieurs sphères : la socialisation familiale, la formation à la FASCH, mes études en France, aux États-Unis et au Canada, mes collaborations intellectuelles avec les Suds, ainsi que mes engagements militants et professionnels.
Mon passage comme coordonnatrice à la SOFA (Solidarite Fanm Ayisyèn) a été décisif. Auparavant, j’avais milité au sein de la CROSE (Coordination régionale des organisations du Sud-Est). Ces expériences m’ont permis d’articuler une vision politique du terrain, nourrie par de nombreuses enquêtes et projets de recherche menés à l’échelle nationale. Comme consultante indépendante, j’ai travaillé sur plusieurs problématiques avec divers groupes (femmes, jeunes, paysans, exportateurs de café et de cacao, etc.), dans tous les départements du pays. Cette immersion m’a offert l’occasion de découvrir Haïti dans toute la richesse de sa diversité, bien au-delà des clichés ou des lectures superficielles. Elle m’a permis d’accéder à ce qui n’est pas immédiatement perceptible dans la réalité haïtienne : les dynamiques sociales profondes, les contradictions, les espoirs, mais aussi les formes de résistance qui traversent les communautés. C’est ce croisement entre militance, formation intellectuelle, activité professionnelle et héritage familial qui me permet de porter un regard particulier sur les groupes souvent invisibilisés ou négligés dans les analyses dominantes.
Dès mes premières années d’études, j’ai aussi eu la chance de collaborer avec des professeurs qui m’ont impliquée dans leurs recherches. Faire des fiches de lecture, participer à des projets documentaires : c’était à la fois un apprentissage académique et un travail compatible avec mon statut d’étudiante à plein temps. Un bref passage à l’École normale, dans un cours de FLE, a aussi marqué mon parcours, même si brièvement. À cette époque, j’ai également fait des rencontres décisives. À l’université, certains camarades revenaient de l’étranger avec des lectures nouvelles. C’est ainsi que j’ai pu accéder, pour la première fois, à la littérature féministe, mais aussi à la littérature noire étatsunienne, notamment les œuvres de Richard Wright et de James Baldwin, ainsi qu’à d’autres auteurs majeurs de la littérature mondiale tels que Paul Auster, Dos Passos, Hermann Hesse, Zora Neale Hurston ou encore Nadine Gordimer. Ces lectures ont été déterminantes : elles m’ont permis d’analyser autrement les rapports de domination, qu’ils soient de genre, de race ou de classe. Ces échanges ont ouvert pour moi un pan essentiel de la littérature féministe et ont affermi ce que je pressentais déjà confusément, sans encore pouvoir le nommer. Ils m’ont donné les mots pour penser certaines expériences personnelles et les outils pour comprendre les mécanismes d’oppression que je percevais sans toujours savoir les analyser clairement.
En somme, mon regard s’est construit à la croisée d’expériences multiples : l’UEH dans son ensemble, mon ancrage familial, mes engagements militants (CROSE, SOFA, entre autres), mon travail de terrain comme consultante et mes formations à l’international. Ce n’est donc pas un facteur isolé, mais bien ce mélange, ce cocktail entre vécu personnel, formation intellectuelle, expérience professionnelle et engagement militant, qui m’a permis de construire une lecture singulière de la réalité sociale haïtienne.
GU : Si vous deviez adresser un message ou un souhait à la communauté de la FASCH (étudiants, professeurs, responsables), quel serait-il ?
SL : Ce message s’adresse en priorité aux étudiantes et étudiants. Dans un contexte comme celui d’Haïti, marqué par de profondes turbulences sociales, économiques et politiques, il est impératif de développer une véritable rage du savoir. Il ne s’agit pas d’une curiosité passive, mais d’une volonté active, presque vitale, de comprendre le monde, d’interroger les structures et d’analyser les dynamiques sociales.
Prenons le cas de la sociologie. Un étudiant qui souhaite s’engager dans cette discipline ne peut se limiter aux contenus prescrits par un syllabus. Il doit aller au-delà : lire d’autres auteurs, explorer d’autres courants de pensée, confronter les idées. C’est dans cet effort de dépassement, dans cette démarche critique et autonome, que se forme le sociologue, bien avant toute reconnaissance institutionnelle. Celui ou celle qui s’investit avec rigueur et passion dans l’acquisition du savoir sociologique, dans l’analyse des faits sociaux, adopte déjà la posture du sociologue.
Cependant, cette quête ne peut être pleinement féconde sans un rapport lucide et respectueux à la mémoire intellectuelle. Trop souvent, les jeunes générations tombent dans ce que l’on pourrait appeler le « syndrome de la première fois », c’est-à-dire la tendance à croire que leur expérience ou leur compréhension du monde est inédite, déconnectée des parcours et réflexions antérieurs. Cette posture nourrit un isolement intellectuel et affaiblit la continuité des savoirs.
Pour éviter cela, il est indispensable de réhabiliter le dialogue intergénérationnel : questionner les aîné·e·s, écouter leurs récits, apprendre de leurs échecs comme de leurs réussites. Il n’existe pas de génération spontanée. Toute pensée s’inscrit dans une histoire, dans une filiation. Refuser cette réalité, c’est appauvrir sa propre démarche et reproduire les mêmes impasses.
À mon avis, ce qui fonde d’abord le parcours intellectuel, c’est cette quête personnelle du savoir, animée par l’exigence, le doute, le dialogue et la mémoire. C’est à cette condition que les étudiants deviendront des penseurs à part entière, capables de créer, de transmettre et enfin, de transformer la réalité collective.
GU : Pour conclure : y a-t-il un souvenir, une scène ou une image forte que vous associez spontanément à la FASCH ?
SL : Récemment, je suis tombée sur une vieille photo de ma soutenance. J’ai ri comme jamais. Cette soutenance restera spéciale : c’était la première véritable étape marquante de mon parcours universitaire.