Table des matières
I. Héritage d’un secteur absent du développement
Le partenariat entre les secteurs privé et public a toujours été problématique en Haïti. L’histoire économique du pays montre que, dans sa majorité, le secteur privé n’a pas assumé le rôle moteur qu’on attend normalement d’une bourgeoisie nationale consciente de ses responsabilités collectives. Pas une école, pas un hôpital, pas un centre de recherche durable issus de son initiative structurante : rien qui exprime une vision de développement orientée vers le bien commun.
Le pays a longtemps été traité comme un simple comptoir commercial, où la bourgeoisie d’affaires accumule les bénéfices pour les dépenser à l’étranger. L’image de la Croix-des-Bossales illustre ce paradoxe : des commerçants affrontant la boue le jour pour vendre et spéculer, puis regagnant leurs villas en hauteur le soir, laissant le marché s’enliser dans la misère. Le cercle vicieux se répète, comme un rituel quotidien, jusqu’à ce que le pays s’effondre avec eux, sans qu’ils en prennent conscience. Au lieu d’investir massivement dans la production nationale, la recherche ou l’innovation, ces acteurs ont souvent privilégié l’importation, le commerce de rente et la spéculation financière. Cette logique rentière a consolidé la dépendance structurelle du pays et aggravé les inégalités sociales (Lundahl, 2011).
Les écrivains et penseurs haïtiens ont souvent dénoncé cette carence. Jacques Roumain soulignait déjà l’absence d’un véritable esprit de développement collectif. Frankétienne, dans son œuvre prolifique, a mis en lumière les fractures sociales creusées par une élite économique distante. Un ambassadeur américain, Brian Dean Curran, allait jusqu’à qualifier cette élite de « Most Repugnant Elite » (MRE), tant son éloignement du peuple paraissait indécent. Autrement dit, une bourgeoisie longtemps manœuvrière dans l’ombre, tirant les ficelles, mais désormais, avec l’évolution du paysage politique, directement aux commandes.
Ce mépris du secteur privé s’est encore révélé lorsque, sous l’impulsion de Jacke Johnson et du Groupe Macaya, l’on a préféré rémunérer un consultant étranger pour élaborer des orientations de développement, au lieu de mobiliser les ressources de l’administration publique et de s’appuyer sur le Plan Stratégique de Développement d’Haïti (PSDH) ainsi que sur les principales études réalisées par des institutions nationales. Ce choix traduisait non seulement une défiance injustifiée envers les capacités locales, mais aussi une continuité de la dépendance intellectuelle et stratégique, alors même que le pays disposait déjà d’outils pouvant servir de plan directeur.
II. La réalité présente : un secteur désormais au pouvoir
Aujourd’hui, ce secteur ne se limite plus à son rôle économique : il occupe une place centrale dans la sphère politique. L’influence des élites économiques sur l’État haïtien s’est institutionnalisée. Leur proximité avec le pouvoir se manifeste par la capture des mécanismes de régulation, l’orientation des politiques publiques et, souvent, par une confusion croissante entre intérêts particuliers et intérêt général.
Robert Fatton (2002) décrit cette situation comme l’expression d’un « État prédateur », un État capturé par les élites et vidé de sa fonction protectrice vis-à-vis de la majorité. L’économiste Fritz Alphonse Jean, dans Haïti : Économie politique de la violence (2019), développe l’idée d’une économie dominée par la rente et d’un État pris en otage par des groupes privés. Ce cercle vicieux a trop duré et appelle une rupture nette, un véritable changement de paradigme.
III. Les conditions d’une entente publique-privée
La question est aujourd’hui claire : comment transformer cette relation asymétrique en une synergie constructive ? La complémentarité entre secteur privé et secteur public s’impose :
- Le secteur privé détient le capital, la capacité d’investissement et une expertise managériale.
- Le secteur public détient la légitimité institutionnelle, la planification stratégique et le mandat de l’intérêt général.
Pour bâtir une coopération équilibrée et tournée vers le développement, plusieurs conditions apparaissent indispensables :
1. Des partenariats publics-privés (PPP) transparents et régulés
Comme le soulignent Yescombe (2017) et Hodge & Greve (2017), les PPP peuvent devenir de puissants leviers de développement, à condition de reposer sur la transparence, la bonne gouvernance et des objectifs clairement définis.
2. Un climat institutionnel de confiance
North (1990) a montré que des institutions solides réduisent les incertitudes et favorisent la coopération. Sans règles claires et crédibles, aucun partenariat durable n’est envisageable.
3. Des objectifs de développement durable partagés
Le Programme 2030 de l’ONU (2015) rappelle que la durabilité exige la coopération entre États, entreprises et société civile. La croissance inclusive, la justice sociale et la résilience écologique doivent orienter toute alliance.
4. Une gouvernance participative
Comme l’explique Muller (2015), il convient de dépasser la centralisation étatique et d’adopter une approche de gouvernance pluraliste, où secteur public, secteur privé et société civile co-construisent les politiques publiques.
IV. Conclusion : le souhait pour demain
Le vœu le plus fort pour Haïti est de rompre avec la logique d’opposition et de méfiance qui a marqué, depuis toujours, les relations entre l’État et la bourgeoisie d’affaires.
- Si le secteur privé savait mobiliser son pouvoir d’influence comme moteur de prospérité partagée plutôt que de rente,
- et si le secteur public pouvait assumer pleinement sa mission de garant de l’intérêt général,
alors Haïti pourrait amorcer un véritable tournant historique. Une alliance équilibrée et encadrée constituerait le socle d’un projet collectif de modernisation, de stabilité et de justice sociale.
C’est le souhait majeur pour demain : transformer la contradiction en complémentarité et faire de cette entente la pierre angulaire d’un avenir inclusif.
Références
Curran, B. D. (1994). Most repugnant elite: Notes on Haiti’s bourgeoisie and power. Rapport diplomatique, Ambassade des États-Unis en Haïti.
Fatton, R. (2002). Haiti’s predatory republic: The unending transition to democracy. Lynne Rienner Publishers.
Jean, F. (2013). Haïti : La fin d’une histoire économique. [s. n.].
Jean, F. (2019). Haïti : Économie politique de la violence. Éditions Pédagogiques Nouvelles.
Hodge, G., & Greve, C. (2017). Contemporary public-private partnerships: Towards a global research agenda. Financial Accountability & Management, 33(1), 1–25. https://doi.org/10.1111/faam.12132
Lundahl, M. (2011). Poverty in Haiti: Essays on underdevelopment and post disaster prospects. Palgrave Macmillan.
Muller, P. (2015). Les politiques publiques. Presses Universitaires de France.
North, D. C. (1990). Institutions, institutional change and economic performance. Cambridge University Press.
Nations Unies. (2015). Transformer notre monde : Le programme de développement durable à l’horizon 2030. Organisation des Nations Unies.
République d’Haïti. (2012). Plan stratégique de développement d’Haïti (PSDH). Ministère de la Planification et de la Coopération Externe.
Yescombe, E. R. (2017). Public-private partnerships: Principles of policy and finance. Elsevier.