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Les récents événements liés à la construction du canal d’irrigation dans la plaine de Maribaroux, à Ouanaminthe, en octobre 2023 par la population haïtienne, ont donné lieu à un durcissement des rapports haïtiano-dominicains.
Les frontières ont été fermées ; les vols entre Haïti et la République dominicaine, suspendus ; les émissions ainsi que le renouvellement des visas d’études, de résidence ou de travail pour les Haïtiens et Haïtiennes déjà présents en République dominicaine, interrompus. Cela a conduit à la mise en situation d’immigration irrégulière de milliers de personnes.
Par ailleurs, les autorités dominicaines continuent d’adopter des mesures migratoires anti-haïtiennes de plus en plus contraignantes. En 2024, les services d’immigration dominicains ont expulsé plus de quatre-vingt-quinze mille ressortissants haïtiens dans un contexte de crise sécuritaire, en violation du principe de non-refoulement énoncé par la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés.
Avec la réélection du président Luis Abinader en août 2024, ces mesures sont devenues encore plus draconiennes, accompagnées d’un renforcement de la militarisation de la frontière haïtiano-dominicaine en vue de contrôler le flux migratoire haïtien et de poursuivre le refoulement massif des réfugiés, y compris des adolescents et des femmes enceintes.
Ces décisions en matière d’immigration sont soutenues par une rhétorique propagandiste anti-haïtienne entretenue par les autorités dominicaines, qu’il convient de dénoncer.
La construction d’une altérité mortifère
Penser la relation haïtiano-dominicaine revient d’abord à comprendre les représentations que se font les deux peuples. Pour ce faire, un regard historique s’avère nécessaire.
Haïti et la République dominicaine, qui partagent une même île, sont liées par un passé commun, mais portent des héritages coloniaux divergents, notamment en matière de langue et de religion. Saint-Domingue (l’île d’Haïti) a été colonisée par deux puissances européennes rivales : l’Espagne et la France.
Ces deux métropoles ont partagé l’île par le biais des traités de Ryswick (1697), qui mirent fin aux guerres intercoloniales de la Ligue d’Augsbourg en attribuant la partie occidentale à la France et la partie orientale à l’Espagne, puis par le traité d’Aranjuez (dit traité des limites), qui fixa les frontières entre les deux entités.
Ainsi, en dehors de l’exploitation commune des captifs africains dans l’économie coloniale, deux trajectoires distinctes se sont dessinées. La révolution haïtienne de 1791 à 1804 a donné naissance à la nation haïtienne, fondée sur la prédominance d’une identité africaine. En revanche, l’indépendance de Santo Domingo (future République dominicaine) en 1844 a été marquée par une identité européocentrée de type hispanique.
Entre 1804 et 1844, après l’indépendance haïtienne, ce que certains historiens appellent « la campagne de l’Est », menée par les premiers dirigeants haïtiens pour sécuriser leur indépendance en expulsant les Français de la partie orientale, puis l’unification de l’île sous Jean-Pierre Boyer en 1822, ont contribué à forger une altérité entre les deux peuples.
Les Dominicains perçoivent cette unification et sa gestion par Boyer comme un traumatisme historique à dépasser, en construisant l’être haïtien comme l’origine de leurs maux. Ils rejettent toute identité commune liée à l’Afrique, comme l’analyse Vialcary Crisóstomo Tejada. Cette identité nationale s’édifie sur une idéologie raciale — la « dominicanisation » — qui stigmatise les valeurs africaines ancestrales associées à l’Haïtien, l’Autre.
De là s’est développé un discours hostile, négrophobe et anti-haïtien en République dominicaine, qui a notamment servi à légitimer l’autoritarisme trujilliste et à orchestrer le massacre de 1937. L’Haïtien y est représenté comme une menace incarnée — maléfique, malhonnête — comme l’a récemment affirmé Luis Abinader pour justifier la construction de murs à la frontière, censés empêcher les vols de bétail par des Haïtiens.
La construction de l’Haïtien comme ennemi
En construisant l’identité nationale dominicaine sur une idéologie présentant l’être haïtien comme une menace pour la stabilité, la souveraineté et la civilisation du pays, les autorités dominicaines s’inscrivent dans ce que Pierre Conesa appelle la fabrication de l’ennemi. La xénophobie devient alors un catalyseur au service d’une idéologie stratégique visant des objectifs politico-économiques.
Une fois l’ennemi désigné comme une menace, selon Conesa, il convient soit de le détruire, soit de le déconstruire. La destruction repose sur l’élimination physique ou symbolique de l’adversaire, justifiée par des discours politiques ou médiatiques qui nourrissent l’idée d’une menace existentielle.
C’est ainsi que la construction artificielle de l’ennemi haïtien a permis au dictateur Rafael Leónidas Trujillo Molina de massacrer plusieurs milliers d’Haïtiens en 1937, dans le but de « purifier » la population dominicaine de la noirceur haïtienne et de la blanchir. Selon Tejada, le discours politico-racial et la violence étatique dominicaine systématisent et institutionnalisent une rhétorique anti-haïtienne.
Cette destruction de l’ennemi haïtien ne se limite pas à la violence physique, elle prend également une dimension identitaire. L’arrêt TC/0168/13 du Tribunal constitutionnel dominicain, qui a retiré la nationalité dominicaine à plus de 250 000 descendants haïtiens, les rendant apatrides, constitue une forme de mort civile.
De la manipulation du fait migratoire à la propagande électoraliste
Si la fragmentation entre les deux peuples d’une même île s’explique historiquement par des héritages coloniaux divergents, la fabrication de l’ennemi haïtien a renforcé la construction de l’identité nationale dominicaine. La question migratoire est devenue le cadre ostensible dans lequel se forge une rhétorique propagandiste à des fins politiques et électoralistes.
C’est le cas de la présidence de Luis Abinader, qui a fait de la migration haïtienne un de ses chevaux de bataille et de la construction du mur frontalier l’un des projets phares de son mandat, ce qui lui a valu une réélection. Sa politique anti-haïtienne est approuvée par 70 % des Dominicains. Le durcissement de la politique migratoire apparaît ainsi comme une réponse à une demande politique nourrie par une rhétorique haineuse, où l’Haïtien est instrumentalisé à des fins électorales.
L’enjeu, désormais, est de déconstruire les préjugés et les distorsions de perception qui creusent la distance entre deux peuples appelés à bâtir une collaboration sincère, au-delà de leurs différences.