Aller au contenu

La femme haïtienne dans le compas direct : regards sur quelques figures représentées

Exploration de trois chansons de compas direct pour analyser différentes représentations sociales de la femme haïtienne dans l’imaginaire musical.

Détail de Une Femme du Monde (1947) de Hector Hyppolite, huile sur panneau, provenant du Centre d’Art (coll. DeWitt Peters), vendue chez Sotheby’s en novembre 1984.

Table des matières

Introduction

Depuis l’Antiquité, la chanson a joué un rôle central dans les sociétés, tant pour exprimer les désarrois collectifs que pour célébrer les triomphes populaires. Les psaumes de la Bible en sont un exemple emblématique (La Sainte Bible, 2010). De plus, la chanson oriente l’opinion publique, structure l’imaginaire collectif et reflète la manière dont une société perçoit un thème ou un groupe social donné. Comme l’affirme David (2008), « la musique résiderait, par-delà sa simple inscription dans un contexte socioculturel spécifique, dans sa capacité de communication – ou de communion – avec son auditeur » (p. 33). Cela signifie que la musique ne se contente pas de divertir ; elle véhicule du sens, façonne les représentations et influence la perception de l’environnement social.

La chanson contribue ainsi à la construction de la conscience collective. Porteuse d’images partagées, elle participe à la définition que la société se donne d’elle-même. Les compositeurs et musiciens jouent donc un rôle de premier plan dans la diffusion d’opinions et de représentations. C’est en ce sens que Sylvain (2022) soutient que les groupes musicaux, à travers leurs œuvres, influencent les comportements et les mentalités collectives. Il ajoute : « la production musicale paraît non négligeable pour toute analyse qui se veut rigoureuse pour appréhender les différents rapports sociaux, notamment ceux relatifs au genre » (Sylvain, 2022). En d’autres termes, la musique a le pouvoir d’agir sur nos attitudes et nos relations sociales.

En Haïti, les chansons issues de divers styles musicaux foisonnent sur la scène nationale, véhiculant une multitude d’opinions et de représentations, notamment à propos de la femme. Par exemple, les textes du rabòday se concentrent souvent exclusivement sur la sexualité féminine. Le compas mamba, popularisé par Jean Gesner Henry, dit Coupé Cloué, propage également une vision stéréotypée de la femme à travers des figures langagières telles que « fanm kolokent », « l’insatiable » ou « le vampire ». En comparaison, les chansons de compas direct, initiées par Nemours Jean-Baptiste, semblent aborder la question féminine de manière un peu plus nuancée. Au-delà de l’attrait musical, ces productions reflètent les conceptions dominantes d’une époque. Les images véhiculées par la musique s’enracinent dans la réalité sociale du moment : elles traduisent les perceptions, souvent genrées, qu’un milieu social donne à voir par le biais de ses créations musicales.

Dauphin (2014) conclut que les représentations de la femme dans les chansons haïtiennes résultent d'une tendance profonde caractérisant le compas direct depuis ses débuts. Il désigne ce phénomène par l'expression évocation métaphorique de la femme-objet, et plus particulièrement par celle de la femme-fruit. Cette image renvoie à une vision de la femme limitée à sa fonction reproductrice ou à son rôle d'objet de plaisir sexuel. Selon l'auteur, de nombreux musiciens du compas direct — un rythme créé par Nemours Jean-Baptiste — utilisent des métaphores pour évoquer les parties intimes des femmes et relater des aventures sexuelles. Leurs chansons, selon lui, sont empreintes de grivoiseries et de propos dénigrants qui présentent la femme comme un objet à la disposition des hommes dans le cadre de rapports sexuels (Dauphin, 2014, p. 172).

Le présent article se propose d'analyser les représentations de la femme haïtienne véhiculées à travers le compas direct. Pour ce faire, nous mobilisons la théorie des représentations sociales de Denise Jodelet. Trois chansons ont été sélectionnées en raison de leur popularité et de l'image de la femme qu'elles construisent. L'analyse repose sur une approche qualitative : l'analyse de contenu.

Les représentations sociales : une définition

Denise Jodelet (1989) définit les représentations sociales comme :

« Une forme de connaissance socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et contribuant à la construction d'une réalité commune à un ensemble social [...]. On reconnaît généralement que les représentations, en tant que système de pensée, régissent notre relation au monde et aux autres, orientent et organisent les conduites et les communications sociales » (pp. 48–49).

Cette définition met en lumière deux pôles fondamentaux : l'objet et le sujet de la représentation. Dans le présent travail, la femme haïtienne constitue l'objet de la représentation, tandis que les chansons de compas direct en sont le sujet, puisqu'elles offrent une mise en discours des images de la femme.

La femme-idole : “La femme haïtienne” – Missile 727 (1992)

La chanson La femme haïtienne, issue de l'album Démocratie du groupe Missile 727, débute par une dédicace, suivie d'une introduction en anglais. Elle se concentre exclusivement sur le thème de la femme haïtienne.

Dans cette chanson, la femme haïtienne est présentée comme une idole. Sa beauté est célébrée comme un enchantement tropical, ancrée dans l’espace culturel national. Aucun autre type de femme ne semble pouvoir rivaliser avec elle. Cette exaltation motive le besoin de lui rendre hommage à travers la musique :

Bote kreyòl mwen se pou
M ap chante
Gade kijan w ap gade mwen
Ou mete m friz, tèlman zye w bèl
Nan tout peyi mwen pase
Anverite fanm ayisyèn mwen
Pa gen fanm ki pi bon pase ou.
[Ma beauté créole,
C’est pour toi que je chante.
Regarde comment tu me regardes,
Tu me figes, tant tes yeux sont beaux.
Dans tous les pays que j’ai traversés,
En vérité, femme haïtienne,
Il n’y a pas de femme meilleure que toi.] -
Traduction de l'auteur.

Cependant, l’auteur de la chanson introduit aussi une critique implicite, soulignant les changements de comportement de certaines femmes haïtiennes lorsqu’elles vivent à l’étranger. Devenues exigeantes, elles perdraient, selon lui, une part de leur charme originel :

Se lè n ap viv nan peyi etranje
Nou vin ap fè egzijans
Sa fè n pèdi nan bote nou.
[C’est lorsque nous vivons à l’étranger
Que vous devenez exigeantes,
Et cela vous fait perdre de votre beauté.] - Traduction de l'auteur.

Ainsi, un canon implicite de la beauté féminine se dessine, fondé non seulement sur l’apparence, mais aussi sur des normes comportementales. La femme idéale serait non seulement belle, mais également docile, humble et attachée à ses origines.

Cette représentation s’inscrit dans une longue tradition d’exclusion des femmes du champ politique et citoyen en Haïti. La Constitution impériale de 1805, par exemple, leur nie explicitement la citoyenneté : « Nul n’est digne d’être Haïtien, s’il n’est bon père, bon fils, bon époux et surtout bon soldat » (Toussaint et al., 2012, p. 89). Les constitutions de 1811, 1844, 1849 et 1889 reproduisent cette exclusion en assignant la femme au statut de sujet de son mari. Cette continuité historique éclaire le lien entre représentations sociales et rapports sociaux de pouvoir. Comme le souligne Jodelet (1989), les représentations sont façonnées par la réalité sociale, matérielle et idéelle dans laquelle elles prennent forme (p. 54). Dès lors, la chanson ne fait que répercuter une conception de la femme profondément enracinée dans les structures sociales haïtiennes, en dépit des tentatives de contestation observables dans la même période.

Depuis l’indépendance, les textes constitutionnels haïtiens ont institutionnalisé l’exclusion des femmes de la citoyenneté et de la sphère politique. L’article 9 de la Constitution impériale de 1805 stipule : « Nul n’est digne d’être Haïtien, s’il n’est bon père, bon fils, bon époux et surtout bon soldat » (Toussaint et al., 2012, p. 89). Cette formulation exclut les femmes de toute possibilité de reconnaissance citoyenne. Les constitutions suivantes — celles de 1811, 1844, 1849 et 1889 — ont perpétué cette marginalisation en assignant aux femmes un statut de subordination juridique, les définissant comme dépendantes de leur mari (Toussaint et al., 2012, p. 89).

Dans cette perspective, les représentations sociales sont intimement liées aux rapports sociaux qui les structurent, ainsi qu’aux réalités matérielles, symboliques et idéelles dans lesquelles elles prennent forme (Jodelet, 1989, p. 54). Les musiciens de l’époque ne font que reproduire, parfois inconsciemment, les conceptions dominantes sur la femme, profondément ancrées dans le noyau de la société haïtienne. Même les périodes marquées par des efforts de remise en question de ces normes voient subsister des représentations stéréotypées, notamment à travers la chanson populaire.

Ce dernier passage suggère que certaines femmes, une fois installées à l’étranger, adoptent des comportements jugés inappropriés ou excessifs, ce qui altérerait, aux yeux de l’auteur, leur « beauté » perçue. On assiste ici à l’essentialisation d’un idéal féminin soumis à des critères comportementaux.

Par ailleurs, certains stéréotypes traditionnellement associés aux hommes sont appliqués aux femmes dans une tonalité valorisante :

Yo gen anpil anpi kouraj
Pou yo kapab lite
Yo pa janm recule
Devan lavi difisil woy !
[Elles ont beaucoup de courage
Pour pouvoir lutter.
Elles ne reculent jamais
Devant les difficultés de la vie !] - Traduction de l'auteur.

Ces vers font l’éloge de la force morale, de la persévérance et de la résilience de certaines femmes haïtiennes, rompant temporairement avec une vision uniquement réductrice ou érotisée. Ce registre élogieux repose sur des qualités comme le courage et l’habileté, des qualités rarement associées aux femmes dans la chanson populaire haïtienne.

La femme-objet sexuel : “Le plein” – Zafèm (2023)

La chanson Le plein, issue de l’album LAS du groupe Zafèm, aborde la femme sous un angle éminemment sexuel. Elle met en scène un homme vivant à l’étranger qui exprime le désir intense de retrouver sa partenaire intime.

À travers un langage métaphorique explicite, la femme est dépeinte comme un objet de désir sexuel, indispensable au bien-être de l’homme :

Cheri, ou se fanm ki gen kle badji m.
[Chérie, tu es la femme qui détient la clé de mon temple.] - Traduction de l'auteur.

Elle devient la clé de son accès au plaisir, au point de représenter une nécessité vitale. L’homme attend de sa partenaire qu’elle se prépare activement à satisfaire ses désirs :

M espere w mete w a pwen
Paske lè anba douch ou pa pral fè koken
Lè jou a rive !
Wa prepare w pou al fè le plein
Se lè m ap konte pou n ale
Wa prepare w pou n al fè le plein.
[J’espère que tu seras prête,
Parce que sous la douche, tu ne vas pas faire de caprice.
Quand le jour viendra,
Prépare-toi à “faire le plein”,
C’est le moment que j’attends pour qu’on y aille.
Prépare-toi à faire le plein.] - Traduction de l'auteur.

Tous les éléments langagiers convergent vers une sexualisation explicite de la femme. L’expression faire le plein, au cœur de la chanson, est ici réactivée dans un sens érotique. Elle avait déjà été utilisée par Jean Gesner Henry, dit Coupé Cloué, pour désigner les rapports sexuels entre un jeune homme et une femme plus âgée. En reprenant cette formule, Zafèm s’inscrit dans la continuité d’une tradition du compas où la femme est décrite comme source de plaisir, consommée par l’homme.

Selon Jodelet (1989), les caractéristiques du sujet (ici, l’auteur masculin) et de l’objet (la femme représentée) conditionnent la nature de la représentation produite (p. 55). Cette chanson illustre cette dynamique : elle reflète à la fois l’héritage discursif du compas et les conceptions contemporaines de la sexualité féminine dans la société haïtienne. Elle n’échappe pas aux schèmes de domination symbolique anciens, même si elle adopte une forme moderne.

La femme-muse : “Anita” – System Band (1991)

Sortie en 1991 sur l’album Fierté Nationale, la chanson Anita, interprétée par le groupe System Band, exprime l’amour intense d’un homme pour une femme. Il l’idéalise au point de chercher à la convaincre de l’intégrer pleinement dans sa vie affective.

Dans cette chanson, la femme est représentée comme un objet de charme. Elle fascine le locuteur au point qu’il ne désire rien d’autre que sa présence à ses côtés. Les paroles, empreintes de lyrisme, traduisent une admiration amoureuse, passionnée et presque implorante. Anita devient la destinataire exclusive de son affection :

Anita, mwen renmen w
Fè yon ti souri avè m
M ap chèche w pou m di w
Tout sa m panse
Tout sak nan kè m
Anita anye o !
Mwen renmen w pou lavi
Tanpri, wa pase men pran mwen.
[Anita, je t’aime.
Fais-moi un petit sourire.
Je te cherche pour te dire
Tout ce que je pense,
Tout ce que j’ai sur le cœur.
Anita, oh !
Je t’aime pour la vie.
Je t’en prie, tends la main et prends-moi avec toi.] - Traduction de l'auteur.

Les paroles illustrent comment Anita influence profondément les pensées du locuteur. Son amour, nourri de recherche et de persistance, semble transcender toutes les frontières émotionnelles :

Jan m konnen m renmen w
Sa fè lontan m ap chèche w
Pou m di w tout sak nan kè m
Lonje m lanmen
Anita anye o !
Lonje men w pran mwen Anita
Lonje m lanmen cheri mwen
Anita manman mwen
Anita bèl fanm mwen
[Je sais à quel point je t’aime.
Cela fait longtemps que je te cherche
Pour te dire tout ce que j’ai sur le cœur.
Tends-moi la main,
Anita, oh !
Tends-moi la main et prends-moi, Anita.
Tends-moi la main, mon amour.
Anita, ma mère.
Anita, ma belle femme.] - Traduction de l'auteur.

Cette représentation offre une variation intéressante : la femme n’est ni sexualisée ni idéalisée en tant qu'entité abstraite, mais est aimée, courtisée et investie d’émotions sincères. Elle devient la muse, le centre de gravité d’un amour romantique. Il s’agit d’une mise en valeur qui rappelle la tradition poétique haïtienne.

Ce type de représentation s’inscrit dans une continuité culturelle. Depuis le XIXe siècle, les poètes haïtiens ont fréquemment décrit la femme comme objet de charme et d’idéalisation. Oswald Durand, par exemple, dans Choucoune ou Idalina, Etzer Vilaire dans Pages d’amour, et bien d’autres, ont construit autour de la femme une figure centrale du désir, de l’attente et de l’inspiration. Ainsi, la perception de la femme comme objet de charme est une pratique récurrente chez plusieurs musiciens et poètes haïtiens.

Conclusion

Tout comme les poètes, les musiciens ont également chanté la femme haïtienne. Certaines chansons, comme La femme haïtienne du groupe Missile 727, la présentent comme une idole, à la fois belle et courageuse. Le texte suggère une reconnaissance des qualités morales de la femme, sans instaurer une logique de rivalité avec l’homme.

D’autres chansons, comme Le plein du groupe Zafèm, témoignent d’une reproduction persistante des représentations sexistes ancrées dans l’histoire du compas direct. Bien que ce groupe soit issu d’une génération plus récente — supposée plus sensible aux transformations sociales —, il reprend des schémas discursifs similaires à ceux de Jean Gesner Henry, dit Coupé Cloué, en réduisant la femme à sa seule dimension sexuelle.

Cependant, il serait réducteur de n’examiner que les représentations dévalorisantes. La chanson Anita du System Band constitue une exception notable : elle met en lumière une femme aimée et valorisée, décrite avec tendresse et respect. Ce charme s’exprime notamment par les surnoms et la douceur du registre affectif employé.

Considérer les portraits de la femme haïtienne comme une forme de connaissance socialement élaborée implique de prendre en compte l'expérience à partir de laquelle ils sont produits, ainsi que les cadres et conditions dans lesquels cette connaissance est développée (Jodelet, 1989, p. 56). Ces représentations s'inscrivent dans un contexte où la discrimination envers les femmes demeure structurelle, tant dans les années 1990 que dans les années 2000, malgré les luttes menées et les avancées réalisées.

Références

David, S. (2008). La musique : sociologie d’un art non conceptuel : De la musique en sociologie d’Anne-Marie Green. Spirale, 225 p., (223), 32–33. https://id.erudit.org/iderudit/16750ac

Dauphin, C. (2014). Histoire du Style musical d’Haïti. Mémoire d’encrier

Jodelet, D. (1989). Représentations sociales : un domaine en expansion. Dans Jodelet, D, (Dir.), Les représentations sociales. (P. 43-76). https://classiques.uqam.ca/contemporains/jodelet_denise/representations_soc_domaine_en_expansion/representations_soc_domaine_en_expansion_texte.html

La Sainte Bible, 2010. Edition les Gédéons.

Toussaint, H. (Dir) et al. (2012). Femme et citoyenneté politique, lettre à la jeunesse. Imprimerie Media-texte.

À propos de l'auteur

Ecclésiaste Étienne est né à Port-au-Prince le 5 septembre 1987. Sociologue de formation, il est diplômé de la Faculté des Sciences humaines de l’Université d’État d’Haïti. Il poursuit actuellement des études de master en psychologie sociale à la Faculté d’Ethnologie. Poète et écrivain, il a publié deux recueils de poèmes en créole : Yon ti flann sou plim (2018) et Doub vizaj (2019). Cette même année, son poème Ma ville a paru dans la revue Poésie vivante de l’association française Création et poésie, basée à Grenoble.

commentaires

Dernières nouvelles