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La question qui revient souvent quand on parle de l’hymne des femmes haïtiennes est celle de la provenance de l’hymne. Selon les dires de Lise Marie Dejean, les paroles de cet hymne sont attribuées à une femme paysanne, membre du regroupement paysan MPP (Mouvement Peyizan Papaye), dénommée Selina Noël. Pour cette informatrice, la chanson existe et circule dans le milieu paysan depuis plus de 40 ans. Très peu de gens savent que cette chanson avait été écrite par Selina. Cette information est confirmée par une femme dirigeante de l’organisation TET Kole Ti Peyizan (Islanda Aduel), qui avait essayé, sans succès, de nous mettre en contact avec l’autrice de l’hymne qui vit en dehors du pays. Pour Danièle Magloire, cette chanson est apparue dans les rassemblements féministes au tournant des années 2000. D’après elle, cela fait une dizaine d’années que la chanson circule dans le mouvement féministe haïtien.
Lise Marie Dejean situe sa première écoute de l’hymne à la fin des années 1980 (1989–1990), dans le cadre d’une réunion de femmes avec la CARITAS. Après une rencontre du MPP dédiée aux femmes, des paysannes présentent la chanson sans parvenir à la chanter pour le public à la fin de la réunion, puis la reprennent lors d’une réunion ultérieure de promotion féminine (CARITAS), où elle en profite pour l’apprendre. Elle a ensuite partagé l’air de l’hymne avec les autres féministes de son cercle immédiat.
Par la suite, selon la branche paysanne de la SOFA (Solidarité Fanm Ayisyèn), l’hymne est interprété en assemblée générale, ce qui facilite sa diffusion auprès des autres militantes, notamment en milieu urbain. Sur le plan historique, la SOFA est l’une des organisations qui a largement participé à la vulgarisation de la chanson dans le milieu féministe urbain de Port-au-Prince. Généralement, l’hymne est entonné soit au début, soit à la fin des manifestations féministes. Ces informations permettent de comprendre que l’hymne est un élément de ritualisation des événements publics féministes en Haïti, vu qu’il est toujours chanté dans les moments au cours desquels la communauté des femmes se réunit pour aborder les problèmes collectifs.
Au milieu des années 1990, l’hymne des femmes franchit une étape décisive de son parcours : celle de sa reconnaissance officielle par l’État haïtien. Selon Lise Marie, cette « officialisation » remonte à l’année 1994, moment où elle devient la première ministre à la Condition féminine et aux Droits des femmes. Confronté à des difficultés pour attribuer un siège définitif à ce nouveau ministère, le gouvernement céda finalement au MCDF (Ministère à la Condition féminine et aux Droits des Femmes) l’ancien local du FAD’H (Forces Armées d’Haïti), espace lourdement chargé de symboles. Lors de la cérémonie d’inauguration, en présence du Premier ministre Smarck Michel et des membres du cabinet, l’hymne fut interprété pour marquer la prise de possession des lieux. Ce moment scelle la reconnaissance publique de la chanson comme « hymne des femmes haïtiennes », provoquant l’étonnement du Premier ministre, surpris d’apprendre l’existence d’un hymne chanté dans de nombreuses organisations et regroupements féminins sur l’ensemble du territoire.
Pris dans les répertoires de l’action collective, le chant opère ainsi comme marqueur d’appartenance et capital symbolique spécifique. Sa performativité en situation, chanter ensemble, institue un « nous » qui se consolide à mesure que l’apprentissage se routinise. De la scène militante à la scène étatique, l’hymne connaît une routinisation amenant sa reconnaissance bureaucratique. Ce moment stabilise le symbole tout en ouvrant la voie à sa plus large diffusion dans le milieu féministe et des femmes. Cette trajectoire éclaire la force symbolique de l’hymne, qui réside avant tout dans l’expérience partagée des femmes où se conjuguent mémoire des luttes, socialisation militante et horizon de coalition. L’hymne est donc une technologie sociale de la mémoire chevillée aux dynamiques de la période généralement dénommée la période de transition démocratique en Haïti.
En ce sens, l’hymne est éminemment politique : il est partie prenante des initiatives post-1986 pour proposer du changement dans la société haïtienne et correspond au cri de Jean-Paul II au moment de sa visite en Haïti en 1983 : « Il faut que quelque chose change dans ce pays. » Apprécié en ces termes, l’hymne montre que la culture populaire dans sa version féminine est aussi un site de production du féminisme en Haïti.
Dre Sabine Lamour
Sociologue – Militante féministe