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Poser la question « Qu’est-ce que la démocratie sans le droit à l’intimité ? » revient à se demander : « Qu’est-ce que la liberté de vote si l’on n’a pas la compétence pour évaluer les discours de campagne électorale des candidats ? » Discuter des possibilités d’existence d’une sphère d’intimité du citoyen et des contextes de sa violation constitue ainsi un sujet central pour explorer les modalités d’une démocratie soucieuse de cohérence entre discours et réalités vécues, notamment dans le contexte actuel d’Haïti.
De ce fait, l’intention d’écrire cet article pourrait sembler illusoire, voire chimérique. Car comment prétendre débattre de l’intimité dans une société où la violation des droits individuels demeure un acte marqué par la désinvolture, la connivence collective et la complaisance ?
Mais faut-il prendre ce fait incommodant comme prétexte pour ne pas dénoncer l’incivilité, et refuser de tracer l’horizon d’une volonté de faire société, fondée sur l’altruisme et le respect de l’autre dans sa différence et son altérité ? C’est le refus d’une telle résignation qui justifie la démarche d’oser un acte d’écriture, bien que celui-ci puisse sembler dépourvu de sens face à des pratiques sociales et à un ensemble d’habitus qui transforment le crime en action banalisée et légitimée par des comportements de solidarité négative, que Anténor Firmin aurait qualifiés d’effort dans le mal.
La passion égalitaire, notion fétiche du sociologue du développement haïtien Fritz Dorvilier, s’impose comme un sentiment permanent dans les attitudes et comportements haïtiens. Elle pousse à nier les droits à la différence que peuvent produire les mécanismes institutionnels de socialisation. Toute volonté de se distinguer, non pas par une logique de distinction sociale au sens bourdieusien, mais par un processus juste d’individuation lié à un statut ou un rôle, se heurte systématiquement à la haine, à la jalousie et à une violence destructrice.
Il ne s’agit pas, par ces attitudes hostiles, de contester un ordre social ou des politiques publiques incapables d’instaurer une justice rétributive ou distributive. Bien au contraire, ce qui persiste chez celui ou celle qui agit par passion égalitaire destructrice, c’est une haine de l’autre — désigné à tort comme responsable d’inégalités historico-structurelles — alors même que cette personne aurait pu, à un moment donné, être elle-même victime du système.
Il devient alors difficile d’imaginer une sphère d’intimité, ou des droits individuels et institutionnels, sans reconnaître que cette volonté et les comportements qu’elle peut engendrer deviennent les cibles constantes de violations, façonnées par l’incivilité, les frustrations liées à un ordre social inégalitaire, et renforcées par l’absence d’institutionnalisation des services de justice, de sécurité, et de protection des personnes et des biens.
Dans une société où la justice et les forces de l’ordre ne parviennent pas à imposer le respect de la vie et des biens d’autrui, le vol et tout ce qui s’y apparente deviennent monnaie courante. La propriété intellectuelle et artistique, tout comme les autres formes de biens, ne peut être protégée lorsque la sphère de l’intimité ne bénéficie même pas d’une existence virtuelle, a fortiori réelle.
Combien d’écrivains, de scientifiques et d’artistes haïtiens se plaignent d’être victimes de violations de leurs droits d’auteur ? Combien de propriétaires ou de locataires ont été contraints, par des violences armées exprimant la passion égalitaire sous ses formes les plus perverses, de renoncer à leur droit fondamental à une sphère d’intimité ?
En effet, la propriété scientifique, littéraire ou artistique, en tant que fruit d’un acte de création de biens esthétiques et fonctionnels, relève de la sphère de l’intimité de l’individu. Cela lui confère un droit exclusif – et donc non partagé, en l’absence d’un contrat dûment négocié et accepté – de jouir seul de l’usufruit de son œuvre. Ce raisonnement s’applique également à la propriété immobilière et au droit locatif. Lorsqu’on possède une maison ou qu’on en loue une, la loi reconnaît au propriétaire comme au locataire un droit de jouissance, qui exclut toute interférence non prévue dans l’acte de propriété ou dans le contrat de location établi en bonne et due forme.
Les procédures de perquisition et d’expropriation, qui relèvent de l’ordre judiciaire, doivent être encadrées par les normes prévues dans les prescriptions légales. Elles doivent ainsi se dérouler sur la base d’un mandat émis par un juge et exécuté par un officier de justice habilité, selon des modalités précises. De même, la valeur des biens visés par une procédure d’expropriation doit être évaluée selon les coûts actualisés du marché, en fonction des prix de l’offre et de la demande.
Ces démarches d’enquête judiciaire ou d’acquisition patrimoniale publique exigent que les propriétaires ou locataires concernés soient dûment informés du mandat de perquisition ou de la procédure d’expropriation. L’exécution doit être encadrée par les auxiliaires de justice, ainsi que par les agents publics des municipalités ou des directions ministérielles compétentes.
Par conséquent, il convient de distinguer clairement entre la perquisition ou l’expropriation légale et les cas de cambriolage criminel, de vol ou de harcèlement policier. Ces derniers relèvent de la violation des droits citoyens et doivent être considérés comme des actes de persécution injustifiée et de désinvolture répressive.
À cet égard, il fut absurde, du point de vue de la gouvernance politique, de publier un décret d’expropriation des propriétés immobilières du centre-ville de Port-au-Prince au moment même où les propriétaires fuyaient leurs habitations, devenues cibles de violences illégales et illégitimes.
Dans le cas de ces familles qui ont été chassées de leurs quartiers, sur divers points géographiques du territoire national, il faut parler d’une disparition totale des sphères de l’intimité. L’ordre social démocratique n’existe plus pour permettre des formes de protestation contre ces violations. L’intimité devient alors une réalité à réinventer, à travers le rétablissement de l’autorité étatique — légale, certes, mais surtout légitime — fondée sur la participation citoyenne, en tenant compte des conditions humanitaires qui prévalent.
Ces conditions révèlent une indifférenciation croissante des identités et des pratiques sociales, dans lesquelles les aspirations individuelles et collectives se trouvent englouties.
D’un point de vue théorique, c’est-à-dire selon une vision normative du faire société, l’intimité doit rester un a priori, un idéal de socialité et de sociabilité. Elle permettrait de reconnaître chaque individu et chaque famille vivant dans des camps d’hébergement collectif comme des sujets de droit, appelés à être réintégrés dans des dispositifs institutionnels. Leur situation actuelle témoigne de la gravité extrême des violations des sphères de l’intimité.
Pourtant, dans ces conditions précaires d’hébergement collectif, parler de perquisition, d’expropriation ou de cambriolage perd toute pertinence : la vie privée n’existe plus. Dès lors, il devient impératif d’ouvrir un procès politique et moral en faveur de la création ou du renforcement des institutions judiciaires et policières, afin de restaurer les droits humains actuellement bafoués dans ces contextes d’infra-humanité.
En effet, ne serait-il pas absurde — d’un point de vue juridique et éthique — de vouloir cambrioler, perquisitionner ou exproprier des personnes réfugiées dans des camps, déjà victimes des violences qui les ont privées du droit de posséder ou de louer un logement, condition première pour créer une sphère d’intimité ? Ces interférences illégales dans la jouissance de ce droit fondamental affectent directement les familles.
Par conséquent, la responsabilité de l’État est engagée. Cette situation appelle une redéfinition profonde des compétences de la gouvernance politique et sociale, dans le cadre d’une démocratie qui aurait pour vocation de garantir les conditions d’existence des sphères de l’intimité.