Aller au contenu

« Lanmò san jou ap douko » : quand l’insécurité révèle l’analphabétisme racio-historique

La dépigmentation de « Lanmò san jou » révèle l’analphabétisme racio-historique haïtien et l’urgence d’une révolution symbolique décoloniale.

Photo by kiryl / Unsplash

Table des matières

Dans les rues calcinées de Martissant, entre les ruines de l’État et les territoires reconfigurés par les armes, un spectacle silencieux bouleverse l’imaginaire collectif : « Lanmò san jou », figure notoire des gangs armés en Haïti, s’éclaircit la peau. Ce geste, en apparence intime, dévoile pourtant les strates profondes d’une crise identitaire postcoloniale que ni les fusils ni les discours sécuritaires ne peuvent expliquer.

La dépigmentation volontaire n’a rien de nouveau. Elle traverse les sociétés post-esclavagistes comme un héritage de violence symbolique. Mais lorsqu’elle prend racine dans les interstices du pouvoir informel – chez un chef de gang –, elle révèle l’effondrement total de la conscience noire. Car il ne s’agit pas d’une simple transformation esthétique, mais d’une tentative tragique d’ascension dans une hiérarchie raciale encore active, où la blanchité demeure la valeur suprême.

En Haïti, pays majoritairement noir et révolutionnaire par essence, l’obsession pour la peau claire n’a rien d’un paradoxe : elle découle directement d’un système éducatif, médiatique et politique qui a toujours célébré l’Europe en niant l’Afrique. On apprend Voltaire, mais on ignore Jean-Louis Vastey. On récite les traités de l’esclavagiste Colbert, et l’on tait les écrits de Jean Price-Mars.

Dans ce contexte, le blanchiment de la peau devient une technologie coloniale intériorisée : une tentative d’échapper à la condition de nègre, non plus par la langue ou les papiers, mais par la chimie de la peau.

« Lanmò san jou » ne veut pas seulement être craint ; il veut être respecté, dans un pays où respect et blanchité restent trop souvent synonymes. C’est là que se dévoile l’analphabétisme racio-historique : quand l’homme noir n’a pas les outils pour penser son identité autrement qu’en fuyant son propre reflet.

Ce geste de dépigmentation – au-delà du chef de gang – reflète une société malade de son refoulement historique. L’État haïtien, en démissionnant de son rôle éducatif décolonial, a laissé la jeunesse chercher des repères dans des mythologies coloniales. De là naît le besoin de se blanchir pour exister, même dans les interstices les plus violents de la société.

Ce n’est donc pas seulement l’échec de la sécurité publique qui s’écrit sur la peau décolorée de ce chef de gang. C’est l’échec d’un projet de société. L’échec d’un récit collectif capable de dire à ses enfants : « Votre noirceur est richesse, votre héritage est dignité. »

La réponse à l’insécurité ne peut se limiter à une logique policière. Elle doit être ontologique. Elle exige une reprogrammation symbolique de l’imaginaire national, une relecture de l’histoire qui commence par Dessalines, traverse Makandal, et affirme la beauté du créole, la légitimité du nez large, la dignité du corps noir.

Tant que cette révolution symbolique n’aura pas eu lieu, la jeunesse haïtienne continuera de rejouer, sur sa peau, les violences de la plantation. Elle deviendra plus pâle… ou plus armée. Parfois les deux.

À propos de l'auteur

Jackson Jean est un consultant en politiques publiques et internationales, engagé pour les droits humains, la justice sociale et les causes afrodescendantes. Il est cofondateur du programme UNIAFRO à l’Université nationale de San Martín (Argentine) et collabore avec des institutions comme le Programme alimentaire mondial, l’OEA, NYU ou encore les Nations Unies. Titulaire de plusieurs diplômes en communication stratégique, politique internationale et gestion législative, il intervient régulièrement dans des conférences universitaires et médiatiques. Son travail porte sur les migrations, la coopération internationale, les mouvements sociaux, le racisme, le genre et la justice réparatrice.

commentaires

Dernières nouvelles