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Le chatbot défaillant du MCI : une fenêtre sur l’impasse numérique de l’État

Le chatbot défaillant du MCI révèle l'écart entre ambitions numériques affichées et capacités administratives réelles de l'État haïtien.

Table des matières

Parfois, une interface en dit plus qu’un communiqué officiel. Quiconque visite le site internet du ministère du Commerce et de l’Industrie (MCI) d’Haïti verra peut-être apparaître, en bas à droite de l’écran, une petite icône circulaire. Elle porte les armoiries de la République et s’accompagne d’un rectangle marqué MCI Assistant. Il s’agit du chatbot du ministère, censé guider l’usager, répondre à ses questions et faciliter les démarches. Un outil moderne, à première vue.

Le MCI a plusieurs fois vanté les mérites de ce nouveau portail. Sur la page d’accueil, la section d’en-tête, ou “hero”, se présente comme une grande diapositive animée. Elle souhaite la bienvenue sur le portail numérique du ministère. Un bouton rouge y figure, avec l’invitation à « découvrir plus ». Or, ce bouton redirige simplement vers le haut de la page, sans offrir de contenu supplémentaire. Son lien pointe vers l’identifiant #, une ancre vide dans le jargon du développement web. Pour les non-initiés, ce dièse isolé est un raccourci technique, souvent utilisé lorsqu’un développeur crée un élément cliquable sans avoir encore défini sa destination. C’est l’équivalent numérique d’un échafaudage laissé en place. Un tel détail, tolérable durant la phase de construction, devient révélateur sur un portail gouvernemental officiellement en ligne. Mon intérêt se porte cependant ailleurs. Je n’aborderai ici ni le design du site, ni les parcours de navigation, ni même les promesses d’entrepreneuriat en ligne.

Ce qui a retenu mon attention est ce chatbot, ce MCI Assistant. Il se présente poliment. Puis, dès ma première salutation, il offre une réponse inattendue. Un message technique en anglais, révélant que l’outil repose sur le service externe OpenAI et que ce service est désactivé faute de paiement. Le message exact s’affiche : Erreur API OpenAI (Statut 429): Your account is not active, please check your billing details on our website.

Ce moment suspendu, anodin en apparence, recèle une information précieuse. Il éclaire des dimensions du fonctionnement administratif qui, autrement, resteraient invisibles. C’est par cette faille que l’analyse commence.

MCI Assistant, bonjour

Un citoyen salue le chatbot du ministère du Commerce et de l’Industrie haïtien. L’interface se déclenche. Le rectangle s’ouvre avec un message d’accueil.

Assistant MCI : Bonjour, comment puis-je vous aider aujourd’hui ?

L’usager répond simplement.

Vous : Bonjour

La réponse qui suit rompt brusquement le fil de l’échange.

Assistant MCI : Erreur API OpenAI (Statut 429): Your account is not active, please check your billing details on our website.

Ce court dialogue contient, en quelques lignes, plus d’indices sur la configuration du service que l’ensemble du portail. Il révèle que l’assistant repose sur un service tiers, OpenAI, et que ce service est suspendu pour une facturation non validée. Le chatbot ne masque pas l’erreur. Il expose la structure brute du système. Ce qui devait être un point de contact convivial devient une fenêtre sur l’envers du décor.

Capture d'écran du site officiel du ministère du Commerce et de l'Industrie d'Haïti. En bas à droite, le chatbot 'Assistant MCI' affiche un message d'erreur en anglais révélant l'interruption du service OpenAI pour défaut de paiement.

L’échange, minimal, expose une disjonction entre l’image de modernité de l’État et sa capacité administrative à la soutenir. L’erreur technique en elle-même est secondaire. L’enjeu véritable réside dans l’absence de mécanisme pour la prévenir ou la corriger. La maintenance devient ici un indicateur révélateur. Lorsqu’elle n’est ni planifiée ni intégrée au fonctionnement institutionnel, elle signale un profond déficit d’organisation. Le chatbot défaillant met ainsi en lumière une incapacité à inscrire le numérique dans une logique administrative cohérente, bien au-delà d’une simple panne.

Derrière cette scène banale, une série de questions surgit. Que signifie le déploiement de solutions technologiques sans supervision active ? Quelles logiques institutionnelles rendent une telle négligence possible ? Le chatbot du MCI agit comme un révélateur. Il permet d’interroger les pratiques étatiques d’innovation, les modèles de dépendance technologique et les formes de communication publique dans un contexte de fragilité structurelle.

Technologie sans infrastructure

Le recours à une interface basée sur OpenAI suppose un niveau minimal de supervision : une API facturée, un usage contrôlé, un compte actif. Le message d’erreur montre que ces conditions ne sont pas réunies. L’outil a été lancé, mais le suivi n’a pas été assuré. Cette absence de continuité illustre une manière de concevoir l’innovation comme pur affichage. Le projet vise à donner l’impression d’un État moderne, sans que les conditions de sa viabilité soient réunies. L’innovation se présente alors comme un geste institutionnel plutôt qu’une transformation des pratiques.

L’échec technique pointe également vers des dysfonctionnements administratifs. Il ne s’agit vraisemblablement pas d’un incident isolé. Ce type d’erreur reflète une organisation incapable de maintenir des outils numériques élémentaires. L’incapacité à corriger rapidement une défaillance aussi visible suggère une absence de responsabilité clairement attribuée ou un déficit de culture numérique au sein des services concernés. Plus que l’erreur elle-même, c’est sa banalisation qui interpelle.

Une fiction brisée

Le chatbot ne se contente pas de répondre. Il engage, ouvre un espace de dialogue, suggère une présence étatique réactive. Ce dispositif cherche à créer une expérience d’interaction fluide, continue, professionnelle. L’erreur technique brise cette fiction. La réponse anglaise, automatique, expose un outil non intégré, mal adapté au public local. Le message est brut, incompréhensible pour la majorité. Le lien entre le citoyen et l’État est interrompu dès l’instant où il tente de se nouer.

Ce type de situation révèle une faille profonde dans les formes de communication institutionnelle. La façade importe davantage que la relation. La qualité de l’interaction, sa lisibilité, sa stabilité sont reléguées. Le chatbot est lancé, sans cadre d’accompagnement, sans politique claire de prise en charge des échanges. L’État s’adresse à ses citoyens en laissant parler un dispositif qu’il ne maîtrise pas.

Dépendance structurelle

Le recours à un fournisseur étranger comme OpenAI, sans aucun garde-fou technique, expose l’administration à une dépendance numérique directe. L’erreur affichée mentionne l’inactivation du compte. L’État haïtien repose sur un service privé étranger, sans médiation, pour assurer un point d’entrée à ses fonctions administratives. Cette configuration soulève des enjeux de souveraineté. Qui contrôle les données ? Qui assure la continuité du service ? Qui rend des comptes en cas de défaillance prolongée ?

L’usage de services extérieurs ne pose pas problème en soi. Le problème réside dans l’absence totale de stratégie. Aucune redondance, aucun mécanisme d’alerte, aucun filtrage linguistique n’est en place pour éviter que l’erreur brute ne soit exposée à l’utilisateur. L’État se contente de brancher un service tiers sans supervision ni stratégie de gestion du risque. L’illusion de l’automatisation remplace ici l’exigence de fiabilité.

L’imaginaire numérique de l’État

Ce cas ouvre une réflexion plus large sur l’imaginaire numérique projeté par les institutions. Le chatbot participe à une esthétique de la modernité administrative. Il donne à voir un État connecté, disponible, technologique. Cette mise en scène repose sur une promesse de rationalisation des rapports entre l’administration et les usagers. En réalité, l’échange observé se résume à une interruption. L’outil fonctionne sans contrôle, le langage ne correspond pas au public visé, la logique comptable du fournisseur devient visible et l’interface cesse d’être un médiateur.

Ce contraste entre l’image projetée et la structure effective permet de réinterroger les politiques publiques de numérisation. Le numérique ne saurait être un simple décor. Il suppose des infrastructures, des compétences humaines, des protocoles d’évaluation et des responsabilités définies. Là où ces éléments manquent, les dispositifs mis en place révèlent un vide organisationnel.

Conclusion

Le chatbot du MCI, dans ce court échange, n’échoue pas seulement à répondre. Il expose une série de décalages entre l’État tel qu’il se projette et l’État tel qu’il agit. Il révèle une logique d’innovation fragmentaire, déconnectée, qui valorise l’effet d’annonce au détriment de la relation. Il laisse transparaître une dépendance technologique sans cadre de gouvernance. Il engage une réflexion sur la manière dont l’État construit ses interactions numériques, sur ce qu’il donne à voir, sur ce qu’il néglige, sur ce qu’il laisse aux mains de prestataires sans supervision.

Ce constat invite à repenser le numérique comme un domaine stratégique, lié à la confiance institutionnelle, à la lisibilité des services, à la continuité de l’action publique. Il dépasse la simple modernisation technique et engage des choix politiques, des pratiques de gestion, et une exigence de cohérence dans l’exercice de la présence étatique.

À propos de l'auteur

Lefranc Joseph, Ph.D., professeur à l’Université d’État d’Haïti, est sociologue, urbaniste, éditeur et traducteur. Il dirige le Centre haïtien de recherche en sciences sociales (CHARESSO).

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