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« Misérable » est un juron absurde dans une Haïti de misère infra-humaine

La misère haïtienne, partagée collectivement, rend absurde l’usage du mot « misérable » comme insulte dans une société fracturée.

Table des matières

L’écart entre les revenus en Haïti est un indicateur supplémentaire qui permet de distinguer les minorités riches des misérables issus des classes majoritaires. Les habitats précaires, le taux élevé d’analphabétisme, l’inaccessibilité aux soins de santé et à l’eau potable, l’absence d’activités de loisir sont autant d’attributs d’une pauvreté déshumanisante, vécue au quotidien par environ 80 à 85 % de la population rurale et suburbaine.

Il s’agit d’une pauvreté structurelle, historiquement enracinée, qui n’a cessé de croître et dont les effets sont devenus des facteurs chroniques du sous-développement du pays. En retour, ce sous-développement contribue à la reproduction de cette misère. Haïti est ainsi devenue, depuis les origines de sa formation socioéconomique, une société de misérables jamais orientée vers une véritable transformation structurelle par les politiques publiques successives.

Dans ce contexte, il semble absurde qu’un pauvre haïtien insulte un autre en le traitant de « misérable », comme s’il détenait quelque privilège ou distinction. Tous ne sont que les misérables consentants d’une misère commune, parfois dissimulée par les apparences de biens périphériques issus d’un capitalisme fragile et marginalisant.

Dans toutes les sociétés, il existe une littérature qui sublime la misère, un art qui l’ancre dans la mémoire collective. Dans la France des débuts de l’industrialisation, Émile Zola dénonçait la misère dans Le Ventre de Paris, tandis que Victor Hugo lui donnait une forme romanesque dans Les Misérables. Ces deux écrivains n’ont pas eu la politesse analytique du langage sociologique de Pierre Bourdieu, qui, à travers ses monographies sur les banlieues françaises, a su décrire les inégalités sociales et rendre intelligibles les mécanismes institutionnels de leur reproduction.

Pourtant, la misère possède partout des traits communs, avec des nuances dictées par les différences infrastructurelles et les niveaux de développement économique. Haïti connaît et continue de connaître ses propres misérables, ceux qui fuient les violences des gangs à Port-au-Prince, à Pétion-Ville, dans la Plaine du Cul-de-Sac ou dans certains quartiers de la plaine de l’Artibonite. Ce sont les mêmes figures de misère qui peuplent les romans haïtiens du début du XXe siècle. En lisant Fils de misère de Thérèse Colimon, Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain, Le Drame de la terre de Jean-Baptiste Cinéas ou Les Rapaces de Marie Vieux-Chauvet, le lecteur retrouvera cette faim de la petite Cosette et les déboires du petit peuple, à la manière des personnages gravitant autour de la famille Rougon-Macquart en quête d’ascension sociale.

Fond-Rouge et l’avenue Bolosse offrent des échantillons vivants des conditions misérables qui caractérisent la vie de nombreux Haïtiens. Les nouvelles Sonson Pipirit de Gary Victor, quant à elles, décrivent sans détour l’infra-humanité des quartiers populaires de Port-au-Prince et des périphéries de plusieurs villes provinciales.

La littérature haïtienne ne se contente pas de témoigner de la misère de la majorité. Elle consacre aussi quelques pages à la description de la richesse d’une minorité qui cherche, souvent de manière gauche et vaine, à mettre en scène ses distinctions dans un environnement socioculturel peu favorable à la vie d’apparat ou à la préséance sociale. En effet, dans une société sans confort généralisé, et encore moins de luxe, ces démonstrations paraissent dissonantes.

Des œuvres comme Les Simulacres et Les Thazar de Fernand Hibbert ou Le Choc de Léon Laleau tranchent avec des récits tels que La Famille de Pitite Caille ou Zoune chez Nainnaine de Justin Lhérisson, qui dépeignent la vie misérable du petit peuple urbain et rural. À cette énumération littéraire, on pourrait ajouter une œuvre picturale qui illustre la couverture d’un ouvrage de Laënnec Hurbon : Ville imaginaire de Préfète Duffaut. Ce tableau constitue sans doute une représentation subliminale de la misère haïtienne. Il s’agit certes d’une belle œuvre de la peinture naïve haïtienne, mais elle a aussi inspiré une vision ambiguë, enracinée dans une culture de l’inconfort, de l’égoïsme bourgeois et de la ruse politique.

C’est cette même vision qui aurait influencé un ancien president, ultérieurement sanctionné par la communauté internationale pour sa connivence avec les gangs criminels, à faire repeindre les maisons délabrées de Jalousie, un gigantesque bidonville de Pétion-Ville voisinant les quartiers résidentiels des élites. L’initiative visait moins à transformer qu’à masquer la misère, en esthétisant la pauvreté à travers une couche de peinture vive.

Après Fernand Hibbert, Jean Price-Mars fut sans doute le premier sociologue haïtien à se moquer ouvertement de cette volonté de distinction des élites. Il les qualifiait de « verbomanes » et de « bovaristes », accusant ces élites d’imiter l’ancien maître esclavagiste, tant dans leur usage d’une langue déconnectée que dans des comportements qui les aliénaient à la culture européenne et les éloignaient de celle de la nation.

En somme, la littérature d’Haïti, mieux que sa sociologie, n’a jamais manqué de décrire le contraste entre le riche et le misérable dans une société dont le sous-sol regorge de ressources naturelles non exploitées. Elle l’a fait avec une lucidité douloureuse, dans un environnement dépourvu d’infrastructures éducatives et sanitaires, marqué par l’absence quasi totale de loisirs. Or, bien que Pierre Bourdieu n'ait jamais étudié directement Haïti, son concept de distinction, combiné aux réflexions de Joffre Dumazedier sur le loisir dans les aires culturelles, permet de comprendre que les riches d'Haïti ne peuvent véritablement s'affirmer dans une logique de distinction. Pendant ce temps, les misérables nourrissent des aspirations légitimes à la mobilité sociale, au bien-être et au prestige.

Car, par une induction de l’histoire, c’est l’ensemble de la société haïtienne qui peut être qualifiée de société de misérables. Mais ce sont des misérables qui vivent leur condition comme une forme d’aliénation presque religieuse, en raison notamment des effets et de la culture de l’ignorance entretenue par les médias.

Il faut retenir que le mot « misérable » ne peut être, en Haïti, un juron. S’il l’est, alors c’est un juron absurde. Et l’absurde ici doit être compris dans le sens qu’en donne Albert Camus : l’incompatibilité entre l’intention d’un acte, d’une parole ou d’un geste, et les moyens de sa réalisation. Traiter un pauvre, parmi les millions de pauvres haïtiens, de « misérable », c’est adopter une posture de Sisyphe. C’est se regarder dans un miroir sans pouvoir reconnaître son propre reflet.

Evens Cheriscler est né le 5 avril 1981 à Port-au-Prince, Haïti. Il a étudié la sociologie à la Faculté des Sciences Humaines (FASCH). Passionné par les sciences sociales, il est écrivain et journaliste. Il a exercé comme rédacteur pendant deux ans au quotidien haïtien Le National. Auteur de plusieurs œuvres inédites, il poursuit son travail littéraire avec la volonté de faire connaître ses créations dans les cercles littéraires.

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