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La colonisation et l’esclavage ne furent pas en dehors de la modernité politique et militaire. La Russie n’a jamais eu de colonies, et encore moins d’implication dans la traite négrière organisée par les compagnies des Indes, que la banque de la famille Rothschild, parrain politique d’Emmanuel Macron, finançait. On n’a point à faire expier à la Russie l’impérialisme comme modalité de la modernité politique, dans un Occident qui fut le théâtre de deux guerres mondiales — guerres dont le pangermanisme allemand et les contradictions entre les métropoles de l’Afrique coloniale furent les causes principales.
La fin du régime des tsars avec la révolution d’Octobre 1917 initia une tradition russe qui dessinait l’horizon du bonheur des peuples opprimés par le capitalisme industriel des XIXᵉ et XXᵉ siècles. Malheureusement, le national-socialisme de l’Allemagne fut un mensonge qui ne dissimula pas le racisme structurel et l’holocauste des six millions de Juifs et des Tziganes disparus dans les camps de concentration, aussi infernaux que les plantations coloniales d’Amérique et d’Afrique.
Et comme le dirait Aimé Césaire dans Discours sur le colonialisme, ce que les Européens avaient produit comme infra-humanité dans les colonies, ils durent le subir sous les assauts du nazisme hitlérien et du fascisme italien sur le continent européen. Les deux guerres se produisirent ainsi comme des événements marquant la chute d’une pente fatale. Mais avec la victoire des Alliés sur les belligérants, l’entrée de l’Armée rouge à Berlin entraîna la capitulation de l’Allemagne.
Le défilé du 9 mai 2025 en Russie devrait être la commémoration d’une victoire partagée par la France, l’Angleterre et les États-Unis, alliés d’outre-mer de la Sainte-Alliance, sur l’Allemagne et ses co-belligérants. Cette date rappelle la fin des camps de concentration dans une Europe encore colonialiste et marquée par l’esclavage. Elle évoque aussi le sacrifice de 20 millions de Russes, les 6 millions de morts dans la résistance française contre l’occupation allemande, les 400 à 500 mille soldats américains tombés au combat, ainsi que les 70 millions de morts dans une guerre impérialiste pour les espaces vitaux. Elle devrait inviter l’Europe à se souvenir du danger que représenta le nazisme pour la diversité culturelle, la justice et le droit à la souveraineté des peuples et des États.
Il semblerait cependant que l’Occident ait choisi de renier son passé de modernité politique et militaire, pour punir la Russie de vouloir défendre les idéaux de la conférence de Yalta, et peut-être pour insulter la nostalgie de Vladimir Poutine, qui garde les souvenirs d’une URSS nécessaire à la bipolarisation d’un monde occidentalisé à la lumière du plan Marshall de reconstruction et du modèle de démocratisation économique promu par le président Harry Truman.
Que signifie réellement la bourde de l’Occident, qui se veut le défenseur d’une Ukraine qui fut le cœur de la Grande Russie de Nicolas II ? L’Occident a-t-il préféré renoncer à son passé de victoire de 1945 pour éviter la contestation de la Russie de Vladimir Poutine et de ses alliés, opposés à l’ultralibéralisme et à l’impérialisme de ceux qui condamnent une guerre qu’ils mènent, à leur manière, contre le Tiers-Monde et le Quart-Monde de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amérique ?
Vouloir faire du Canada un État des États-Unis et annexer le Groenland à cette puissance économique et militaire, sans tenir compte du débat sur les souverainetés, c’est une autre manière d’actualiser le colonialisme sous l’alibi de l’intégration et de la fusion de la citoyenneté de personnes qui ne sont pas des Américains des États-Unis.
Faire comme si la formule « L’Amérique aux Américains » exprimait exclusivement un impérialisme anti-européen en 1825 est une erreur d’interprétation. Les nations américaines ne se sont jamais approprié cette formule pour construire une vision continentale commune, ni pour résister ensemble au néocolonialisme des anciennes puissances coloniales et esclavagistes.
Même si l’Organisation des États américains fut une tentative de bâtir un espace de relations internationales pour la diplomatie des États du continent américain, ses résultats ont contribué à diviser le continent entre pays ultra-riches et pays ultra-pauvres. Les historiens et analystes politiques attribuent cette fracture à l’impérialisme des États-Unis et du Canada issu du Commonwealth, qui perpétue une forme de colonisation anglaise de l’Amérique.
Il suffit de se référer à Eduardo Galeano dans Les veines ouvertes de l’Amérique latine et à Marcel Niedergang dans Les Vingt Amériques pour comprendre cette logique explicative de la pauvreté des nations sœurs des États-Unis et du Canada, malgré l’existence de pays en développement comme le Mexique, le Brésil ou l’Argentine, qui atténuent quelque peu le sombre tableau continental du partage du développement.
Ainsi, sans s’illusionner dans un romantisme rousseauiste et en restant dans la logique du realpolitik, Vladimir Poutine mène une guerre pour défendre ses frontières, sa souveraineté et l’honneur historique d’un pays qui a profondément influencé les transformations sociopolitiques et économiques d’un monde lancé dans la mondialisation capitaliste, accélérée par la révolution politique, philosophique et industrielle des XVIIIᵉ, XIXᵉ et XXᵉ siècles occidentaux.
Les attitudes des États vis-à-vis de Vladimir Poutine ne sont, dès lors, que des manifestations d’une concurrence impérialiste, masquée par des discours humanistes à propos de l’Ukraine, qui n’est qu’une proie de la prédation capitaliste. Les accords sur les mines ukrainiennes signés entre Washington et Kiev illustrent cette logique de compétition, dont la guerre constitue une expression infra-humaine.
Cette conjecture sur les politiques géoéconomiques et stratégiques des États-Unis dans le monde doit permettre de comprendre pourquoi l’Occident ne peut être fidèle à son histoire lorsque celle-ci fait surgir les enjeux du partage des espaces vitaux de la planète, qui favorisent le renforcement des puissances dominantes.
Les sanctions économiques réciproques entre les États-Unis et ses adversaires ou alliés ne visent pas à corriger les régimes de démocratie économique, lesquels accordent un mandat non limitatif au libéralisme et au néolibéralisme. Elles n’ont pas pour logique d’intégrer les droits des classes ouvrières dans les sphères décisionnelles de la gouvernance politique.
À l’exception du capitalisme d’État chinois, les droits de douane visent à garantir la protection et l’expansion du capital, tout en tentant de freiner et de neutraliser les revendications issues de la force de travail.
Si l’on ne peut inviter les pays anciennement colonialistes et esclavagistes à commémorer la mémoire des colonies et de la traite pour éviter l’absurde idéologique et politique, commémorer la victoire de 1945 devrait être un devoir de l’Occident, rassemblant les drapeaux de la France, de l’Angleterre, de la Russie et des États-Unis comme alliés de l’Atlantique.
Mais lorsqu’on a la surprise de voir l’emblème national de la Chine — jadis colonie britannique —, ceux du Vietnam, de la Corée du Nord, de l’Inde, des pays d’Afrique décolonisés, du Brésil de Juscelino Kubitschek ou encore du Venezuela de Francisco Miranda et de Simón Bolívar, participer à des commémorations en mémoire des 70 millions de victimes de la Seconde Guerre mondiale, cela interroge. Ces hommages incluent aussi les victimes de l’holocauste des Juifs et des Tziganes orchestré par l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste, que l’Occident préfère oublier pour ne pas assumer pleinement sa propre histoire — celle de la victoire de 1945.
Et ce, malgré le procès de Nuremberg et les témoignages des familles juives, qui ont donné quelques-unes des plus belles pages de la littérature de la mémoire humaniste occidentale.
Liddell Basil Henry Hart aurait, lui aussi, un mot à dire en cette journée commémorative de la victoire des Alliés, lorsqu’il donne la parole aux généraux allemands pour expliquer les stratégies, les armements, les motivations des offensives et des défensives dans cette guerre génocidaire de l’Europe.
Phillipe Faverjon, de même, aurait des rectifications à apporter dans Les Mensonges de la Seconde Guerre mondiale, concernant les ruses de Hitler et de son état-major contre les Russes dans les cimetières de la forêt de Treblinka, qui avaient accueilli les Polonais sacrifiés par des soldats allemands déguisés en soldats russes.
Cette journée du 9 mai 2025 exprime, paradoxalement, un dualisme entre ce qui devrait être un devoir de rendre hommage aux héros d’un Occident qui s’est auto-mutilé, et le reniement de sa propre histoire, qui semble donner raison à Hannah Arendt dans ses argumentaires selon lesquels le monde devait connaître la fin des autoritarismes et une crise des cultures annonçant le déclin de la civilisation occidentale.
Ainsi, si Poutine doit trouver une issue à la guerre qu’il mène, avec le peuple russe, contre le masque déphasé de l’Occident — que l’on fait porter à l’Ukraine, laquelle a droit à sa souveraineté —, ce ne serait pas pour connaître une défaite semblable à celle de Mikhaïl Gorbatchev lors de l’effondrement de l’URSS en 1989.
Que les commémorations se poursuivent, afin d’honorer le sacrifice des hommes et des femmes qui ont voulu la paix et la dignité pour l’humanité.