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La peine de mort dans la réforme du système pénal haïtien : craintes et nécessités

Réflexion sur la peine de mort en Haïti, entre crise judiciaire, rationalité pénale et exigences d’un État de droit.

Illustration, crédit: Depositphotos

Table des matières

Il est impossible d'établir un État de droit dans un contexte de gouvernance où l'autorité des pouvoirs étatiques n'est pas respectée. De même, il est inenvisageable de promouvoir les droits de l'homme et du citoyen lorsque les fondements de la souveraineté politique ne reposent pas sur un processus d'institutionnalisation des missions régaliennes de l'État. Il s'agit de créer un cadre institutionnel et de mettre à disposition les moyens techniques nécessaires pour établir des relations de commandement et d'obéissance entre gouvernants et gouvernés, ainsi que des liens de citoyenneté entre les membres de la société politique.

En effet, la déliquescence des institutions étatiques haïtiennes — qu'il s'agisse de la bureaucratie des services publics, des institutions judiciaires ou des organes de répression — empêche la société de devenir un espace de moralisation des interactions sociales. Le mépris des normes et des valeurs morales, ainsi que l'évitement systématique de la justice pour résoudre les conflits, deviennent des logiques adoptées par des acteurs cherchant à échapper au contrôle social. Cela a conduit à une profonde anomie sociale, dont les violences urbaines et rurales actuelles sont les manifestations les plus flagrantes : absence d'autorité de l'État, échec du contrôle social, et nécessité manifeste d'une réforme du système pénal haïtien, qui devrait intégrer la peine de mort comme sanction juridique pour certains crimes.

La protection de la vie humaine, suivie de celle des biens d'autrui, doit constituer des priorités fondamentales à la base de toute paix sociale dans une société politique. La vie étant la condition première pour instituer et garantir tous les autres droits, le droit à la vie est le principe fondateur de toute organisation sociale légitime. Il est donc crucial d'établir un cadre normatif visant à protéger ce droit contre toutes les formes de violation. Cependant, la société, par le biais de ses instances de contrôle et de sanction, peut revendiquer le droit de transgresser ce principe — de manière encadrée — afin de mieux le préserver contre les atteintes des individus. C'est dans ce sens que l'on peut comprendre l'existence et l'application de la peine de mort dans plusieurs systèmes pénaux, qui ont permis d'éradiquer ou de réduire certains crimes traduisant un abandon manifeste des normes morales ou un relâchement de leur mise en

œuvre.Pourquoi la peine de mort suscite-t-elle autant de craintes, même chez ceux qui subissent la menace constante de crimes révélateurs de l’échec d’intégration sociale des individus déviants dans la société politique haïtienne ? Cette peur traduit-elle une posture humaniste affirmant que la société ne devrait jamais commettre le meurtre qu’elle interdit aux individus ? Reflète-t-elle une culpabilité collective face à des actes criminels restés impunis, ou, comme c’est souvent le cas, une volonté de contourner les voies légales selon des logiques d’acteurs désireux d’échapper au contrôle social exercé par l’État ? S’agit-il enfin d’une position politique fondée sur la défense d’un droit naturel inaliénable, que l’on cherche à préserver a fortiori contre une société qui prétend sanctionner les dérives de la liberté individuelle en érigeant ce droit comme fondement des droits positifs, conformément à la hiérarchie des droits théorisée par le philosophe américain John Rawls ?

Si cette peur repose sur un idéal humaniste, il faut admettre qu’il s’agit d’un humanisme artificiel, dépourvu d’ancrage réel dans des valeurs altruistes. Depuis les années qui ont suivi le coup d’État du 30 septembre 1991, et plus récemment les deux années de transition ayant succédé à la chute de Jean-Bertrand Aristide le 29 février 2024, le respect de la vie humaine est devenu l’un des principes les moins appliqués en Haïti. Ces périodes ont donné lieu à trois décennies d’infra-humanité, marquées par une désagrégation progressive des normes morales et une indifférence croissante face à la souffrance et à la mort.

Un processus de désensibilisation s’est installé : la population haïtienne a commencé à percevoir les scènes d’atrocité et de barbarie comme des éléments ordinaires du quotidien. Les massacres perpétrés par des gangs armés, souvent instrumentalisés par les pouvoirs en place ainsi que par les oppositions politiques, tout comme les formes de justice populaire telles que le mouvement Bwa Kale, illustrent cette plongée dans la barbarie. Dans les quartiers les plus exposés, il est devenu courant de filmer les cadavres de délinquants brûlés par une population épuisée par la violence, et de diffuser ces images sans retenue.

Citoyens ordinaires et fonctionnaires publics partagent ces contenus monstrueux sur les réseaux sociaux, comme autant de témoignages de l’effondrement moral de la société. Même les médias participent à cette banalisation de la violence, en diffusant ces images comme des produits médiatiques sans se soucier de leur responsabilité sociale, ni craindre d’éventuelles sanctions pénales de la justice haïtienne.

Dans un tel contexte, il devient difficile de soutenir que la peur de la peine de mort repose sur un véritable humanisme. Cette crainte semble davantage relever d’un réflexe idéologique, déconnecté de la réalité quotidienne d’une société où l’État n’assure plus la protection minimale de la vie humaine, laissant les victimes à la loi du plus fort. Ainsi, la peine de mort, en tant que sanction exceptionnelle, peut être perçue comme une réponse à la déshumanisation ambiante, non pas pour instaurer la terreur, mais pour restaurer symboliquement les fondements du vivre-ensemble que les crimes les plus graves menacent de dissoudre.

Par ailleurs, la culpabilité refoulée ou la tendance à abandonner volontairement les normes et les valeurs morales fondamentales de l’action sociale peuvent être envisagées comme des hypothèses explicatives plausibles et vérifiables. En effet, face à la crise de moralité et au recul de la légalité citoyenne, en contradiction avec les principes du Code civil haïtien, la culpabilité morale refoulée semble désormais largement répandue dans les relations entre citoyens, ainsi que dans celles qu’ils entretiennent avec les élus des trois pouvoirs de l’État et les bureaucrates des institutions publiques et privées.

La fraude fiscale — qui structure le fonctionnement de l’économie nationale — ainsi que les infractions pénales et correctionnelles telles que le vol, le viol et l’homicide volontaire et criminel, constituent un ensemble d’actes répréhensibles en droit, mais largement frappés d’impunité en raison du dysfonctionnement chronique du système judiciaire haïtien. Cette impunité a produit des habitus sociopolitiques façonnant les attitudes et les comportements des citoyens, accoutumés à un mode de justice individualisée fondé sur les règlements de compte et la vengeance privée.

Un citoyen victime d’un crime ou d’une violation n’exprime plus spontanément le réflexe de s’adresser à la justice, perçue comme une institution corrompue. La libération arbitraire de criminels poursuivis pour des accusations graves ou pris en flagrant délit est fréquemment rapportée par les médias, qui dénoncent la fragilité systémique et la corruption persistante de la justice haïtienne. À ce constat déplorable s’ajoutent les évasions répétées de criminels de droit commun, rarement recherchés ni appréhendés par des autorités réticentes à assumer leur propre échec dans la gestion du contrôle social, pourtant au cœur de leurs missions régaliennes.

Dans ce contexte, l'idée d'une réforme du système pénal intégrant l'institutionnalisation et l'application de la peine de mort pour des crimes infra-humains suscite naturellement des craintes chez des citoyens façonnés par une culture d'impunité et de complicité — tacite ou active — avec les grands criminels, qu'ils soient truands ou délinquants en col blanc. En somme, une telle réforme viserait également à opérer une transformation institutionnelle du système carcéral, une réforme conçue comme une réponse institutionnelle à la culpabilité collective refoulée dans la conscience nationale.

Enfin, la dernière raison qui pourrait amener certains citoyens haïtiens à s'opposer à l'instauration de la peine de mort dans le système pénal national relève d'un argument à la fois politique et philosophique. Toutefois, cet argument semble difficilement conciliable avec notre culture démocratique, encore marquée par l'incompétence discursive de nombreux acteurs, qu'ils soient citoyens ou responsables politiques.

En principe, le régime démocratique tend à actualiser les droits que postule la tradition du jus naturalis, intégrés dans un cadre codifié selon les principes du positivisme juridique de Hans Kelsen, pour ensuite légitimer le recours au positivisme juridique, qui codifie la volonté des citoyens de protéger leurs droits naturels, progressivement intégrés à l'histoire politique et sociale sous forme de chartes nationales et internationales. Pourtant, dans le cas haïtien, l'histoire de la formation sociale et politique montre que la violence s'est imposée comme principal ressort de la compétition politique, entravant l'émergence d'un véritable débat argumenté autour des infrastructures du pouvoir juridico-politique — éléments déterminants dans la distribution des ressources entre les groupes sociaux en conflit.

Par ailleurs, l'exclusion historique de la majorité de la population du système éducatif n'a fait qu'aggraver l'analphabétisme, constituant un obstacle majeur à toute entreprise de démocratisation dans une société encore marquée par l'héritage de l'esclavage et de la colonisation. C'est à la lumière de ces éléments que l'on peut douter de la validité d'un rejet philosophique ou intellectuel de la peine de mort, dans un contexte où la majorité des citoyens n'a pas été formée à ces références. Ce rejet semble moins fondé sur des valeurs éthiques que sur une normalisation de la violence comme mode de gestion des besoins vitaux. Les travaux de Konrad Lorenz sur l’agressivité dans les milieux naturels offrent un éclairage biologique sur cette dynamique sociale.

L’analyse des motivations suscitant la peur face à l’institutionnalisation de la peine de mort en Haïti montre que la rationalité d’une décision politique liée au contrôle juridique ne doit pas se soumettre aux affects, caprices ou intérêts particuliers. Gouverner une société ne relève pas de l’art de séduire ou d’émouvoir. Même s’il est nécessaire de se prémunir contre la haine — qui ne doit pas être confondue avec une opposition argumentée — l’amour, souvent complexe et instable dans sa logique de satisfaction, ne peut servir de fondement aux décisions politiques.

Certaines mesures peuvent sembler impopulaires à court terme en raison des habitudes politiques, sociales ou morales en place. Cependant, elles peuvent, à long terme, révéler leur efficacité et leur pertinence dans l’exercice de la gouvernance publique. Ainsi, l’intégration de la peine de mort dans le système pénal haïtien devrait suivre une logique de rationalité étatique, fondée sur la gestion légitime du monopole de la violence, selon l’analyse fondatrice de Max Weber sur le monopole de la violence légitime.

Il est également nécessaire de définir, à la lumière du conséquentialisme moral et de l’approche théorique foucaldienne (notamment dans Surveiller et punir), les fonctions et effets que pourrait avoir la peine de mort dans un processus de moralisation sociale. Si l’on admet que la peine capitale peut, dans certains cas extrêmes, être considérée comme un acte moral — lorsqu’elle vise un individu menaçant gravement la paix et la sécurité collectives — elle peut alors être défendue comme mesure réformatrice dans une optique conséquentialiste.

Face à l’objection libérale selon laquelle tout criminel, en tant qu’être humain, conserve un droit inaliénable à la vie, on peut opposer le droit des citoyens à la sécurité. Ces derniers ne devraient pas vivre sous la menace constante de récidive de la part d’individus libérés après avoir purgé une peine correctionnelle. En ce sens, la peine de mort, loin d’être un simple acte punitif, peut s’inscrire comme une mesure de justice que la société doit légitimer démocratiquement dans le cadre d’une réforme pénale, afin de sanctionner les auteurs de crimes mettant en péril la vie de ses membres, de se prémunir contre la récidive, et de dissuader toute tentation criminelle.

Mais puisque la sanction pénale doit se distinguer d’un acte de vengeance, il est impératif qu’elle repose sur une stricte proportionnalité entre la gravité des crimes et les peines prévues, afin de réduire leur fréquence et de favoriser leur disparition de l’espace social. Cette exigence est essentielle pour dénoncer et condamner les usages partiaux des appareils judiciaires. Elle permettrait également d’exclure la haine comme mobile dans les décisions judiciaires, en réaffirmant que la justice ne doit pas être instrumentalisée pour satisfaire des réactions affectives, mais à réparer les torts subis par la société dans le respect des principes d’équité.

Deux démarches essentielles doivent précéder toute décision relative à l’application de la peine de mort dans le cadre des sanctions du système pénal haïtien. D’une part, une ingénierie sociale rigoureuse de la police judiciaire est nécessaire : elle devra structurer le repérage des crimes et de leurs auteurs, mettre en place un service d’investigation doté de moyens probants, et assurer la permanence d’un système de surveillance dissuasif à l’égard de ceux qui porteraient atteinte à la vie ou aux biens des citoyens. D’autre part, les tribunaux devront établir une classification claire des crimes de sang et des crimes contre la propriété, afin de déterminer le degré de la sanction applicable.

Cette peine ne saurait se limiter à une fonction punitive. Elle devrait également viser à provoquer chez le criminel une prise de conscience : l’amener à réfléchir sur la gravité de son acte, ses conséquences sur les victimes et sur l’ordre social, et à éprouver un sentiment de remords qui justifie symboliquement la rigueur de la sanction. Ainsi, la peine de mort ne devrait être envisagée que pour les crimes d’une telle atrocité qu’ils suscitent un consensus tant au sein de la magistrature que dans la société, celle-là même qui observe et subit les effets de la criminalité, et qui attend des décisions judiciaires qu’elles incarnent une justice réparatrice.

En ce sens, la peine capitale ne serait pas un meurtre commis par la société à travers son système judiciaire, mais plutôt l’expression ultime de sa volonté de mettre fin à la violence destructrice dans les relations sociales et de préserver les conditions d’un vivre-ensemble fondé sur la sécurité et la responsabilité. C’est pourquoi tout citoyen animé d’un véritable sentiment d’appartenance à la communauté politique ne devrait pas redouter une réforme pénale qui intégrerait, de manière encadrée, la peine de mort, si celle-ci est envisagée comme une voie salutaire vers l’instauration d’une démocratie véritable et d’un État de droit effectif en Haïti.

Evens Cheriscler est né le 5 avril 1981 à Port-au-Prince, Haïti. Il a étudié la sociologie à la Faculté des Sciences Humaines (FASCH). Passionné par les sciences sociales, il est écrivain et journaliste. Il a exercé comme rédacteur pendant deux ans au quotidien haïtien Le National. Auteur de plusieurs œuvres inédites, il poursuit son travail littéraire avec la volonté de faire connaître ses créations dans les cercles littéraires.

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