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Trop souvent cantonnée à un rôle de relais culturel, la littérature haïtienne d’expression créole peine à être reconnue comme un champ d’invention formelle et d’exigence esthétique en dialogue avec les classiques. À travers une lecture critique de Titanik 16, roman de Litainé Laguerre, ce texte interroge la manière dont la langue créole est enfermée dans une économie de la lisibilité, oscillant entre folklore toléré et misérabilisme attendu. En croisant les figures de Tiga/Djwama et Hilarion (chez Jacques Stephen Alexis), il s’agit de penser la prison non seulement comme motif narratif, mais aussi comme syntaxe, comme lieu d’effondrement et de ressaisissement symbolique. Que peut encore la langue lorsqu’elle ne représente plus, mais résiste ?
Le texte en créole, lorsqu’il accède à la publication, est presque toujours relégué à une fonction représentative. Il est lu pour ce qu’il montre — souvent une culture, une voix populaire, un enracinement — mais rarement pour ce qu’il fait — une forme, une structure, une invention poétique. Il n’est jamais considéré comme comparable à un canon ou à un classique. Ce déplacement de la lecture vers l’intention produit un effet d’aplatissement esthétique, une dépolitisation du geste formel. Dans ce cas, l’écrivain devient souvent une figure de médiation plutôt que de création : on lui demande de « parler vrai », de « représenter le peuple », surtout de « faire entendre une langue proche », mais on ne lui reconnaît pas la pleine maîtrise d’un dispositif artistique. Ce processus constitue un piège de la représentation, où le subalterne est autorisé à « parler », à condition de ne pas déplacer les cadres (Spivak, 1988). Par conséquent, la littérature haïtienne d’expression créole se trouve souvent piégée dans la critique, prise entre deux extrêmes : le misérabilisme et le populisme. Le premier consiste en une valorisation du texte uniquement à travers la souffrance qu’il exprime, un miroir de la misère sociale plutôt qu’un acte de langage et de création.
Dans cette perspective, l’écrivain devient un témoin de la douleur collective. Lorsque le texte est guidé par un populisme, il est célébré sous prétexte que toute parole émanant du peuple est considérée comme intrinsèquement vraie, sans que l’on interroge sa construction esthétique ou sa complexité. Les deux approches refusent, en réalité, au texte écrit en créole une évaluation critique rigoureuse et, peut-être sans le vouloir, l’enferment dans une zone d’exception symbolique. La conception naïve, sans distance ni évaluation, que l’on a de la langue créole contribue à ce problème. On ne la considère pas pour ce qu’elle peut produire, mais pour ce qu’elle est, ce qui est regrettable. Sans tomber dans l’excès de la comparaison, en Haïti, ce double piège repose fondamentalement sur une hiérarchisation implicite des langues, le français et le créole, ainsi que sur leurs fonctions symboliques (Bourdieu, 1982). Ainsi, l’écrivain haïtien qui choisit d’écrire en créole tend souvent à faire évoluer son histoire à la campagne, dans un quartier, dans un espace rural, ou à suivre la trajectoire d’un personnage du pays-en-dehors découvrant la ville et ses problèmes, sans aucune subjectivation propre. Il doit décrire la misère plutôt que de la faire apparaître, imitant certaines voix auxquelles même les personnes qu’il prétend représenter ne peuvent s’identifier. Il s’enracine dans une lecture folklorisante de la langue, ce qui, par défaut, condamne celle-ci à n’être qu’un langage de l’oralité, de l’immédiateté, de la proximité — mais rarement une langue de l’abstraction, de la construction formelle ou de la dissonance poétique.
Cette réduction a des effets concrets sur la production littéraire. Très peu d’écrivains qui partagent cette éthique de l’engagement, en choisissant d’écrire exclusivement en créole, osent expérimenter le langage, cet aspect même qui les consacrerait en tant qu’écrivains. On n’est pas écrivain simplement parce qu’on a choisi d’écrire dans une langue particulière ; on n’est pas écrivain engagé parce qu’on exprime le peuple et sa souffrance dans une langue qui est la sienne, mais parce qu’on a transformé cette langue en une œuvre esthétique (Sartre, 1949). C’est le langage, la syntaxe en tant que lieu de tension, qui consacre les écrivains et non une langue en elle-même. Lorsque l’on lit un roman en créole, on ressent souvent que la langue est contrainte à « bien parler », à suivre une identité qui ne se manifeste pas par fidélité au style ou à la forme, mais qui risque de trahir la littérature dans son propos.
Il existe également cette tendance chez les écrivains haïtiens qui écrivent dans les deux langues. Un même auteur ne développera pas cette voix, ne poursuivra pas cette quête en français. C’est en ce sens qu’il est nécessaire, que ce soit en français ou en créole, de produire une masse critique sur le corpus de la littérature haïtienne d’expression créole existante, afin d’interroger cette assignation esthétique, non pour l’éviter, mais pour l’intégrer dans le texte comme plaisir. Pourquoi exige-t-on du français qu’il soit profond, et du créole qu’il soit fidèle ? Pourquoi les critiques des textes en créole ne questionnent-elles pas la langue et sa syntaxe ? Pourquoi accepte-t-on la complexité chez l’un et la transparence chez l’autre ? Ce déséquilibre révèle moins une différence de statut linguistique qu’une économie de légitimité différenciée, où les langues en situation minorée sont maintenues dans un rôle de relais culturel, jamais de laboratoire formel. La persistance de cette logique fera du roman en créole un cas mineur, l’idée d’un « petit texte » périphérique, et l’écrivain haïtien restera soit dans l’effacement épistémique — celui qui ne publie pas en créole (il serait intéressant d’étudier ces écrivains et leur rapport au créole, ainsi que leur élitisme et le rapprochement par le bas qu’ils opèrent avec le sujet rural ou urbain défavorisé dans leurs romans en français) — soit assigné à une division implicite selon une géographie de la légitimité qui reproduit, parfois à son insu, le clivage colonial internalisé dans le champ littéraire (Bourdieu, 1992).
Cette économie symbolique contamine la lecture, non pas en tant qu’acte cognitif, mais comme si elle était fondée sur une épistémologie critique liée au lieu de production du savoir légitime, ou à la lecture qui revendique ce savoir. Dans ces critiques, le créole est perçu avec générosité, mais sans rigueur, comme si l’exigence critique devait s’exercer ailleurs — dans les textes de la langue dominante, celle du capital symbolique légitime. Là, la tolérance du propos remplace l’évaluation ; l’accueil critique remplace le jugement. Cette hospitalité tiède envers la littérature haïtienne d’expression créole, loin d’émanciper, perpétue une forme de condescendance voilée dans les relations entre les deux codes en tant que médiums. Comme l’a formulé Fanon (1952), la reconnaissance symbolique dans un système postcolonial est toujours conditionnée par l’adoption — ou la proximité — de la langue du maître. Pourtant, toute ambition littéraire (celle de l’écrivain) suppose la confrontation avec une scène de lecture exigeante (celle du critique), non pas comme validation, mais comme un dialogue conflictuel entre textes, voix et valeurs (Bakhtine, 1978). Sans cela, le texte de la littérature d’expression créole restera dans un entre-deux : valorisé pour son existence, mais évacué dans son épaisseur. Il ne sera donc jamais confronté aux soi-disant canons de la littérature-monde et ne pourra pas non plus produire des textes de référence pour établir un canon. Il est donc nécessaire, à ce niveau, de lire le texte en créole autrement, en forçant la langue selon un registre qui ne soit pas défini par elle, mais par l’acte littéraire. Voilà l’endroit où la critique peut reconstituer ce que je comprends comme la symbolisation manquée de la langue créole — c’est-à-dire reconnaître dans l’écriture en créole ou chez l’écrivain, non un supplément culturel, mais une poétique à part entière. Lire le texte créole dans cette perspective, ce n’est pas l’intégrer comme folklore, mais comme force formelle, comme tension esthétique. Ce n’est pas l’appauvrir — au contraire, c’est s’enrichir de ce qu’il impose à la langue, à la syntaxe, au rythme. En cela, l’hospitalité du propos n’est pas un accueil passif, mais un décentrement critique.
Existe-t-il des textes de la littérature haïtienne d’expression créole susceptibles d’inciter les critiques à un véritable effort d’analyse ? Le corpus est considérable. Qui se penche sur la portée littéraire de la poésie en créole de Georges Castera, souvent réduite à une simple poétique du corps ? Qui s’intéresse à Plidetwal d’Evelyne Trouillot ? Qui prend au sérieux l’ensemble de la production de Jeudinema, souvent limitée à une poétique du vodou qu’il revendique d’ailleurs ? Que dire de Simbad Avni de Raoul Altidor ? Qui lit Alarive Lavi de M. Beralus pour ce qu’il représente ? Qui considère Pwomès de L. Trouillot comme une utopie de l’amour ? Peut-être quelques étudiants de la FLA, contraints de réfléchir à ces textes pour obtenir leur diplôme. Mais cela constitue-t-il un véritable travail critique ? Souvent, ces travaux sont limités par l’idée qui les précède : la linguistique. Sans vouloir tomber dans une évaluation sans fin, il est important de rappeler que tout le corpus mentionné ici relève de la poésie. De nombreux romans en créole suivent cette logique décrite précédemment et deviennent, en ce sens, des documents historiques, qu’ils soient d’avant ou d’après...
Cette année, un cas émerge : Titanik 16 (Laguerre, 2025). Sans exagération, il semble constituer un moment singulier — peut-être le premier — dans la littérature haïtienne d’expression créole, où la langue cesse de se plier aux personnages pour devenir un espace autonome de tension, de désarticulation et de travail formel. Ce texte présente des trajectoires de personnages qui peuvent être comparées à d’autres canons ou classiques. Peut-il refonder cette approche du texte en créole ou du travail critique ? Pourquoi pas ? Ce qui est certain, c’est qu’il n’y a aucune raison pour que la critique de la littérature haïtienne d’expression créole demeure enfermée dans les carcans du misérabilisme et du populisme. En quoi ce roman d’expression créole peut-il rivaliser avec les grands romans, qu’ils soient d’Haïti ou d’ailleurs ?
Titanik 16 est d’abord une histoire qui se déroule dans une prison, une exploration de l’univers carcéral. La trajectoire des personnages et la syntaxe du texte évoquent certains grands romans. Certes, il ne s’agit pas d’une vision de l’objet comme juste, épuré, disponible et stable en soi, mais l’idée est là. L’incipit s’ouvre sur une litanie de supplications adressées à une entité impersonnelle mais toute-puissante : Penitansye ! Penitansye ! L’espace est également créé comme un personnage, un lieu qui transcende une simple adresse pour devenir une force dévorante, presque divine ou démoniaque, dépouillant le sujet de son souffle, de son ombre, de sa voix.
La répétition incantatoire transforme la parole en cri, en prière inversée, où le locuteur tente de préserver une part, infime, de lui-même contre l’annulation totale. La syntaxe haletante, les anaphores — Mwen, la perte ; Penitansye !, dévoreur (p. 12) — et les métaphores corporelles construisent une poétique de l’agonie (p. 17). On ne se trouve pas face à une narration, mais à une psalmodie d’auto-sauvegarde : un effort désespéré pour échapper à l’absorption par la machine carcérale.
Cette machine est décrite comme une fabrique de difformité, un lieu qui ne laisse rien intact : on y entre avec un nom, une forme, une mémoire, et l’on en ressort brisé, transformé, méconnaissable.
Cette machine est décrite comme une fabrique de difformité, un lieu qui ne laisse rien intact : on y entre avec un nom, une forme, une mémoire, et l’on en ressort brisé, transformé, méconnaissable. L’enfermement n’est pas seulement spatial ; il est aussi syntaxique, symbolique et spirituel. Le texte développe une esthétique de la fragmentation : des corps disloqués, des noms effacés, une langue écorchée. La voix du narrateur, tout comme celle des autres prisonniers, n’est jamais stable. On y entre sous le nom de Tiga, on devient Djwama, ou Bigmann, et/ou Rastafaya Dja… Chaque nom est un masque, une tentative de survie dans un lieu où toute identité fixe est dissoute dans la douleur collective (p. 34). Le penitansye devient ainsi un espace d’effacement, mais aussi de réinvention par le langage, dans un combat entre disparition et cris persistants.
Voici l’idée qui sous-tend le texte. Dans la manière de vivre des personnages, le contact de Tiga avec l’extérieur, ainsi que les notions de Belin, Tchouna, le réel, l’absence, le manque et le désir, évoquent un roman d’amour, de haine aussi, et de lutte contre l’impossible, tel qu’il suggère son contraire. Il ne s’agit pas ici de dresser une liste de textes ni de rapports que Titanik 16 établit avec d’autres thèmes, mais plutôt du dialogue qu’il entreprend, que ce soit à travers les interactions entre les personnages, leurs trajectoires, ou encore ce que la syntaxe elle-même reconstruit de l’être.
La prison constitue un moment formateur dans le devenir d’Hilarion dans Compère Général Soleil (Alexis, 1955). L’oppression n’est pas totalement extérieure : la prison est chez Alexis un lieu de « voir », mais aussi une condition violente qui forge une conscience lucide et une dignité dans la douleur. Hilarion demeure un sujet entier, historique, en lutte, capable d’aimer, de se souvenir et de rêver d’un avenir. En revanche, chez Laguerre, Tiga/Djwama est un sujet brisé, démembré par l’enfermement. Il ne sait plus qui il est. Il ne construit pas une conscience ; il tente simplement de survivre à la perte de toute forme de soi. La prison ne forme pas, elle dissout.
Quant à la langue, chez Alexis, elle est lyrique, claire, symboliquement maîtrisée et porteuse d’un horizon révolutionnaire. Même si Hilarion souffre, il utilise une langue qui relie et élève. En revanche, chez Laguerre, la langue ne sauve plus : elle est haletante, rythmée, fragmentaire, comme les pensées d’un homme pris dans la répétition et le chaos. La syntaxe reflète l’effondrement du sens et de la parole. Il n’y a plus de narration continue, seulement des ruines de voix.
Mais que reste-t-il d’une vie après plusieurs années passées dans une cellule ? Peut-être rien. Au Pénitencier National d’Haïti, dans toutes les prisons des Martinez ou encore à Fort-Dimanche, où les jours n’ont plus de nom, où l’on perd peu à peu son visage, son ombre, et même le souvenir de son propre nom ? Hilarion a néanmoins su préserver une part de sa dignité. Pénitencier ! Pénitencier ! Dans ce monde clos, régi par la violence, la faim et l’arbitraire, il ne reste pour Tiga qu’un lien ténu — d’amour et de mémoire : Belin, la compagne, la survivante du dehors, qui chaque mercredi brave la ville, les regards, les barrières, pour venir le voir. À travers elle, Djwama tente de maintenir ce qu’il reste d’humain : un fragment de souffle, une dignité effilochée, une présence qui ne serait pas dissoute par la mécanique du lieu.
Ce qui importe, ce n’est pas tant l’amour, le possible ou l’impossible dans la vie, mais d’abord la relation que nous établissons avec les autres, ou ce que l’autre décide d’avoir avec nous.
Ce qui importe, ce n’est pas tant l’amour, le possible ou l’impossible dans la vie, mais d’abord la relation que nous établissons avec les autres, ou ce que l’autre décide d’avoir avec nous. C’est cela qui définit l’amour et le possible. Alexis l’illustre dans sa découverte de Roumel. C’est une utopie qui aurait pu exister, tout comme la relation humaine entre la bourgeoisie et le pays, un espace de production de l’homme, de la « Belle Amour Humaine ». À cet égard, le texte de Laguerre soulève un problème similaire, majeur : deux régimes de pouvoir sur le sujet populaire, la manière dont nous vivons l’entraide et les figures d’accompagnement. Quelles sont les positions d’Hilarion face à Roumel, et de Tiga face à Tchouna ? La pauvreté, ici incarnée par la dépendance à Tchouna ou au billet de Belin, est un dispositif politique, une manière de faire obéir. Le narrateur évoque Tchouna d’une manière qui révèle l’impossible, non pas pour ce qu’elle est, mais pour ce qu’elle représente : le pouvoir de ceux qui peuvent aider dans un monde où l’aide devient un droit sur l’autre. La pauvreté se transforme en stigmate et en carte d’identité. Le quotidien carcéral est entièrement structuré par le manque et la mesure de ce manque : macaronis, un peu d’eau, des vêtements usés suspendus à la fenêtre — tout devient une économie de survie. Le narrateur évolue dans un univers où chaque geste est calibré, chaque souffle est compté, chaque désir est amputé. La prison, en fin de compte, n’est pas l’exception, mais l’expression absolue d’une économie de l’humiliation.
Mais est-ce un moment adéquat dans le texte pour illustrer la dignité ? Que révèle-t-on de nous dans des situations où l’on se sent incapable ? C’est peut-être une métaphore de la société, cette impossibilité de vivre avec l’autre, désormais inimaginable car corrompue et dégradante. Tchouna, en ce sens, représente l’exact opposé de Roumel. Ce dernier incarne un régime de savoir partagé, de dignité transmise et d’amitié critique : à travers lui, Hilarion apprend, se forme et devient un sujet conscient, capable de lire le monde pour mieux y agir. À l’inverse, Tchouna opère selon un régime de charité mise en scène, de pouvoir symbolique sur les vulnérables et de mépris déguisé en secours : elle aide pour dominer, pour s’ériger en figure de contrôle sur la misère. La haine que Tiga nourrit envers elle n’est donc pas un simple affect ni un sentiment d’impuissance : c’est le signe d’une conscience encore éveillée, un sursaut de lucidité éthique, un refus d’être annexé par l’économie morale de l’humiliation. Tandis qu’Hilarion s’élève grâce à la médiation de Roumel, Djwama ne peut que survivre en se repliant dans une hostilité muette : là où il n’y a plus de possibilité d’élévation, la haine devient le dernier symbole d’une dignité qui refuse l’effacement.
Que reste-t-il ? Écrire ou faire la révolution ? Les deux constituent, en réalité, une manière d’habiter le monde, de l’imaginer, de dire non. Ce n’est pas le non d’Hilarion ; chez lui, cela évoque le collectif. Oui, mais écrire ici n’est ni un luxe ni une fonction : c’est un cri réprimé, un sursaut intime. Dans cet « espace-pays-prison » où la langue elle-même semble sous surveillance, écrire devient un acte de résistance passive mais essentielle — un acte non pas pour transformer, mais pour ne pas être entièrement absorbé. C’est le plaisir minuscule d’une révolte sur le « soi », non pas pour exprimer ce qui sauve, mais pour nommer ce qui efface. Pour Djwama, l’écriture n’est pas un projet, mais une récupération des fragments de soi, un rassemblement de soi dans les débris. C’est tenir debout, symboliquement, là où tout pousse à disparaître — dans un espace où le seul lieu qui reste vivant, c’est peut-être la langue qui saigne encore.
L’avenir, faut-il le penser, l’imaginer ? Faut-il encore rêver ce temps où l’homme sera force de vivre, même quand nous ne serons plus, mon frère ? Demain, il faut qu’il soit une fête pour toi, non de soi. C’est là que la distance est radicale entre Hilarion et Djwama/Tiga chez Litainé Laguerre. Hilarion évolue dans une trajectoire historique : il y a un avant, un pendant et un après possible. C’est un passage — le creuset d’une conscience politique, le lieu où peuvent naître la révolte, l’amour, la libération. Chez Djwama, au contraire, le temps est clos, circulaire, sans promesse. L’avenir ne se pense plus, le passé est trouble, et le présent s’efface. Il n’y a pas de sortie : la prison absorbe tout, y compris ce qui aurait dû la contester — la mémoire, l’amour, la parole. Les visites ne sauvent pas. L’écriture ne libère pas. Le texte ne projette pas d’issue : il profère la désespérance comme forme du monde. Pourtant, au cœur de cette désespérance, dans cet espace d’indicible, subsiste une voix — brisée, battue, mais encore là. C’est peut-être là, dans cette survivance sans horizon, qu’émerge une autre forme d’espoir : non pas celle de la libération, mais celle de l’indestructibilité d’un reste.
Ce qu’on peut retenir, enfin, avant toute chose, c’est ceci : ce n’est pas un texte où la langue sert à porter une voix qui caricature — c’est un texte où les personnages eux-mêmes sont façonnés, étouffés, portés ou brisés par une langue qui ne cherche pas l’identité mais la forme. Une langue qui, au lieu de désigner un peuple, fait surgir une poétique du heurt — non pas représentative, mais corporelle, haletante. Comme l’écrivait Barthes (1973), certains textes ne se lisent pas pour ce qu’ils veulent dire, mais pour ce qu’ils font subir au langage. Titanik 16 ne cherche pas à dire : il cherche à faire forme. Le créole n’y est pas une langue de fidélité, mais une langue de combat. Non pas un combat thématique, mais un combat syntaxique — chaque phrase semble lutter avec son propre surgissement, chaque mot semble extrait d’un souffle contraint. Ce n’est pas une langue de représentation ; c’est une langue désaxée qui refuse d’expliquer — une langue qui met en crise la lisibilité elle-même.
On pourrait continuer à examiner la place du langage dans Titanik 16 en le comparant aux grandes œuvres sur l’enfermement, telles que Soledad Brother (1970) de George Jackson, où la lettre devient à la fois cellule et arme, Le Condamné à mort (1942) de Jean Genet, The Man Died (1972) de Wole Soyinka, où la claustration s’ouvre sur une traversée mystique, et Une journée d’Ivan Denissovitch de Soljenitsyne (1962), qui propose une chronique rigoureuse d’un jour sans fin. Cela implique de reconnaître à ce texte et à son langage une densité symbolique et formelle comparable. Cependant, le texte soulève des questions auxquelles nous ne pouvons répondre ici : Titanik 16 parvient-il à faire de son illisibilité une stratégie, ou reste-t-il prisonnier d’une volonté d’ancrage et d’une ambition formelle articulées dans une véritable construction d’ensemble ? Ce sont des interrogations que seule une critique exigeante peut poser, afin de pousser le texte à la hauteur de ses fortes prétentions littéraires. Le souffle y est indéniable, et l’intuition poétique est forte : la répétition, la syncope, l’effacement du sujet évoquent des choix esthétiques puissants. La violence de la mise en récit ne se manifeste pas dans les dialogues : elle structure le texte. Il n’y a pas de chapitre, pas de progression formelle, mais une fausse hésitation guidée par la répétition, sans clôture narrative. Ainsi, le récit se présente sous forme de fragments, de séquences trouées, de retours obsessionnels. Cette structure éclatée n’est pas un simple effet stylistique, mais le symptôme même de l’enfermement. Pourtant, le texte semble parfois céder à un effet d’intensité continue, qui neutralise les reliefs. La désorientation a besoin d’un sol, même instable ; sinon, elle devient un vertige sans tremblement. Elle mime la répétition carcérale, non pour la dénoncer, mais pour la faire entendre — dans le rythme, dans l’interruption, dans la rumeur des phrases. Mais cette déconstruction formelle, aussi puissante soit-elle, gagne-t-elle à être répétée sans modulation ? Cette langue haletante, poussée à la limite de sa propre cohérence, parvient-elle toujours à transformer cette tension en rythme signifiant ? La saturation syntaxique, pour être féconde, suppose un contrepoint. Or, parfois, le cri semble l’emporter sur le silence, au risque d’épuiser le lecteur avant d’ouvrir l’expérience.
Ainsi, il faut aborder ce texte non seulement comme un cri brut, mais comme une forme à la fois portée par une nécessité symbolique rare et parfois par des effets de saturation. Cette tension fait partie de la vérité du texte : son refus de la linéarité n’est pas toujours sublimé en cohérence poétique. Pourtant, c’est dans cette instabilité même que réside son intérêt majeur. Titanik 16 est un texte qui lutte avec sa propre forme — et cette lutte, ce combat avec les limites de la langue, de la mémoire et du souffle, est peut-être ce qui le rattache véritablement à la littérature de l’enfermement, où la langue est poussée à sa limite formelle : non plus comme langue de communication, mais comme souffle inscrit. Ce que ce texte démontre, c’est qu’il est désormais insuffisant de célébrer le créole comme simple voix. Tant que cette langue restera cantonnée à une fonction expressive ou patrimoniale, elle ne pourra accéder à sa pleine légitimité poétique. Ce qu’il faut, c’est une critique capable de reconnaître dans le créole non pas seulement une langue de témoignage, mais une langue de tension, de forme et d’invention. Une langue qui, loin d’être folklorique, devient syntaxe insurgée. Il appartient désormais à la critique de ne plus lire le créole à l’ombre du français, mais dans la lumière de ses propres puissances formelles — de ne plus l’accueillir, mais de l’affronter. C’est à ce prix seulement qu’une littérature mineure cesse d’être mineure : lorsqu’elle ose déranger la lisibilité, désaxer le jugement et imposer au lecteur une autre manière d’écouter ce que la langue fait subir au monde, malgré un monde déjà contre elle.
Références
Alexis, J. S. (1955). Compère Général Soleil. Gallimard.
Bakhtine, M. (1978). Le marxisme et la philosophie du langage. Éditions de Minuit.
Barthes, R. (1973). Le plaisir du texte. Éditions du Seuil.
Bourdieu, P. (1982). Ce que parler veut dire : L’économie des échanges linguistiques. Fayard.
Bourdieu, P. (1992). Les règles de l’art : Genèse et structure du champ littéraire. Éditions du Seuil.
Fanon, F. (1952). Peau noire, masques blancs. Éditions du Seuil.
Foucault, M. (1975). Surveiller et punir. Gallimard.
Foucault, M. (2009). Le gouvernement de soi et des autres : Cours au Collège de France (1982–1983). Gallimard/Seuil.
Genet, J. (1942). Le condamné à mort. L’Arbalète.
Grignon, C., & Passeron, J.-C. (1989). Le savant et le populaire : Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature. Éditions du Seuil.
Jackson, G. (1970). Soledad Brother: The prison letters of George Jackson. Coward-McCann.
Laguerre, L. (2025). Titanik 16. Éditions Protwa.
Sartre, J.-P. (1949). Situations III : Littérature et engagement. Gallimard.
Soljenitsyne, A. (1962). Une journée d’Ivan Denissovitch (J. Cathala, trad.). Julliard.
Soyinka, W. (1972). The man died. Harper & Row.
Spivak, G. C. (1988). Can the subaltern speak? In C. Nelson & L. Grossberg (Eds.), Marxism and the interpretation of culture (pp. 271–313). University of Illinois Press.
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