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Réappropriation des corps féminins trans et lesbiens : vue d’ensemble et perspectives

Réflexion sur la réappropriation des corps trans et lesbiens haïtiens comme vecteurs d’émancipation face à la cisnormativité patriarcale.

Corps, désir et liberté : une mise en scène symbolique de la diversité et de l’émancipation.

Table des matières

Cet article a été réalisé dans le cadre d'une résidence féministe de co-création organisée par l'organisation féministe Gran Jipon.

Souvent, les analyses féministes – ou non – concernant le corps des femmes en Haïti se limitent aux violences et à la domination patriarcale. Pourtant, le corps féminin n’est pas uniquement un objet subissant des influences extérieures ; il est aussi un sujet, existant pour lui-même et intimement lié à une identité humaine, comme l’appelle la philosophe féministe Camille Froidevaux-Metterie, le corps incarné.

Ce texte vise à analyser la réappropriation de certains corps féminins (trans et lesbien) à travers le prisme des idées de cette autrice, tout en considérant l’impact de la sexualisation de ces corps sur la déconstruction de la cis-hétéronormativité.

Différents domaines de la vie des femmes en tant que sujets ont été abordés par les vagues du féminisme : le droit de vote, l’accès aux sphères de pouvoir, le travail, l’autocontrôle sur la procréation, etc. Ce n’est qu’au début du XXIᵉ siècle, associé à la quatrième vague du mouvement féministe, que l’on a véritablement pris en compte et plaidé pour les aspects incarnés du corps féminin, englobant la menstruation, la grossesse, le plaisir, etc.

Cela peut expliquer les nombreuses accusations et dénonciations d’attouchements, de harcèlement et de viols, tant en Haïti[1] qu’ailleurs (comme le mouvement #MeToo, par exemple). Le corps incarné est désormais mieux apprécié, valorisé, ce qui pousse à revisiter les formes de violences qui lui sont liées.

Il convient de noter que ce phénomène n’est pas nouveau : les formes d’expression ont évolué, et la parole s’est libérée. Bien que les archives soient rares, on sait qu’au milieu du XXᵉ siècle (vers les années 1930–1934), en Haïti, l’incarnation du corps de la femme a fait l’objet de revendications. Lorsque les militantes de la Ligue féminine d’action sociale exigeaient le départ des marines américains, l’une de leurs revendications dénonçait les violences subies par les femmes dans leur chair[2].

Est-ce donc pour cela que la violence est généralement la principale perspective considérée lorsqu’il s’agit de parler du corps des femmes haïtiennes ? Les premières revendications ayant suivi cette démarche, continuons-nous sur la même lancée ? Nous ne pouvons l’affirmer, car nous n’avons pas accès aux traces laissées par ces penseuses et militantes. Faut-il également prendre en compte le fait que notre pays soit souvent considéré comme un pays du tiers-monde, rendant difficile l’émergence de réflexions et de productions intellectuelles, philosophiques et critiques ?

Il est néanmoins important de rappeler qu’en Haïti, les cycles de violence engendrés par les instabilités et crises de tout ordre ne s’arrêtent jamais. Cette perspective demeure donc d’actualité, perpétuellement alimentée par les réalités politico-sociales.

L’hétérosexualité constitue un pilier du patriarcat en tant que mécanisme de contrôle sur le corps de la femme et, par conséquent, sur son essence en tant qu’être. Les femmes trans et lesbiennes ne sont pas exemptes de violences, mais le patriarcat ne peut pas revendiquer un contrôle sur elles, car elles se situent en marge de la cis-hétéronormativité. On pourrait même affirmer qu’elles réinventent la sphère intime, et affective, ce qui représente une menace pour le patriarcat et suscite d’autres formes de violences, telles que la transphobie et l’homophobie.

Nous allons explorer comment les femmes trans et lesbiennes s’approprient leur identité de femmes à travers leur corps et comment elles répondent aux préjugés et stéréotypes de la société.

Trois grands domaines incarnés : apparence physique, sexualité et maternité[3]

On dit souvent que « l’habit ne fait pas le moine », mais selon le contexte, on ajoute parfois : « mais il aide à le reconnaître ». Nous convenons que l’image de soi transmet certaines informations sur l’individu, qui peuvent différer de ce qu’il est véritablement. De plus, ces informations peuvent être mal interprétées. Ainsi, l’apparence physique ne reflète pas nécessairement le genre ; on parle alors d’expression de genre[4].

Cependant, les femmes trans sont généralement rigoureuses quant à l’expression de leur féminité, et il leur est souvent nécessaire d’affirmer cette expression de genre :

« Je voulais toujours m’habiller comme les femmes, exactement comme le dictent les normes de la société. Je l’ai toujours voulu ainsi : porter des robes, des talons, des pantalons moulants, du maquillage… tout ce qui a rapport à l’expression du genre féminin. » – Jhovany Hérard, femme trans.

Dans l’hétérosexualité patriarcale, il y a un actif et une passive : celui qui jouit et celle qui se laisse utiliser pour la jouissance ; celui qui est habile et expérimenté dans l’acte, et celle qui est plutôt inexpérimentée et subit. Cela peut expliquer pourquoi, lorsqu’on observe un couple de lesbiennes, une curiosité malsaine pousse souvent à vouloir savoir laquelle des deux joue le rôle du mâle (actif, jouissant, expérimenté). Pire encore, certains fantasment à l’idée de les voir en action :

« Oui, cela m’est arrivé qu’on me demande à me voir dans l’intimité avec une partenaire féminine. Quand cela arrive, je ris. Certes, cela me dérange, mais je ris parce qu’au final, je réalise que seul un imbécile avéré peut faire une demande pareille. » – Coralie Degrand (nom d’emprunt), lesbienne.

Quant aux femmes trans, elles ne sont souvent pas reconnues comme telles, car la femme est souvent réduite à sa sexuation. Faire une transition en Haïti n’est pas évident, et ce que les personnes ressentent dans leur être ou leur mental est généralement ignoré. Les femmes trans – comme toutes les personnes trans, d’ailleurs – sont souvent ridiculisées :

« Généralement, la communauté LGBT est réduite à sa dimension sexuée et sexuelle. On nous pose toutes sortes de questions, majoritairement dérisoires, sur notre intimité et nos activités sexuelles. Et on ne s’intéresse pas souvent aux autres aspects de notre vie, comme notre intelligence, nos talents, etc. » – Jhovany Hérard, femme trans.

La maternité, dans le système patriarcal, devient une double assignation pour la femme : d’abord, dans son immanence, doublée d’un certain différentialisme et/ou existentialisme ; ensuite, dans son rôle social de mère et son travail de reproduction.

Les femmes lesbiennes et trans redéfinissent radicalement ce modèle. Elles peuvent exister pour elles-mêmes tout en développant des relations intimes, sentimentales ou amoureuses saines, sans craindre une grossesse non désirée, ni subir la charge mentale et l’anxiété qui en découlent.

Sur cet aspect, encore une fois, le corps féminin échappe au carcan de la domination patriarcale. Toutefois, elles sont parfois accusées d’être de mauvais modèles pour les générations futures :

« Lorsque j’étais plus jeune, chez mes parents, on m’avait clairement dit que j’étais une menace pour l’éducation des enfants, que je ne devais pas rester dans leur entourage, alors que je ne faisais jamais rien de déplacé. Je ne fricotais pas en public, par exemple. » – Jhovany Hérard, femme trans.

La fémellité n’est ni le féminin ni la féminité

Il est essentiel de rappeler que les domaines incarnés du corps féminin servent de rempart au cis-hétéro-patriarcat pour conditionner ce corps, l’assigner à des domaines spécifiques de la vie, le limiter, restreindre l’essence qui l’habite et porter atteinte à sa liberté. Là encore, les personnes trans et les lesbiennes redéfinissent les choses. Grâce à leur visibilité, on peut enfin considérer les valeurs heuristiques liées aux nuances existant entre :

  • la fémellité, qui concerne l’appareil génital et reproducteur avec lequel est né un individu (la femelle) ;
  • le féminin, qui désigne l’acceptation de cette fémellité, c’est aussi l’espace où réside le choix ;
  • la féminité, qui est l’adaptation, de quelque manière que ce soit, à son incarnation féminine (ou non) et au vécu de son féminin (inné ou choisi).

Entre ces trois caractéristiques structurantes de la corporéité de la femme se trouve une intersection : la construction sociale du genre.

Dès lors, on comprend qu’un alignement entre incarnation physique et ressenti mental n’est pas nécessaire pour établir l’identité de genre. Celle-ci réside particulièrement dans le vécu de l’individu, critère essentiel de la phénoménologie féministe[5]. Ces trois caractéristiques de la corporéité féminine produisent des effets tant sur l’être lui-même que sur ses rapports aux autres et au monde :

« Certes, mes parents et ma famille manifestent encore leur amour et leur considération pour moi, mais leur regard a changé à mon sujet. Par exemple, on me rappelle assez souvent que j’irai en enfer. » – Jhovany Hérard, femme trans.
« J’aime mieux mon corps, et je m’y sens plus à l’aise. Je suis devenue un peu plus libre et en paix. » – Coralie Dégrand (nom d’emprunt), lesbienne.

Nous avons vu que la corporéité féminine peut être envisagée comme un vecteur d’émancipation de la condition des femmes – à condition qu’elle soit retirée du prisme de l’objectivation pour être transposée vers celui de la subjectivité et/ou de l’agentivité.

Plus spécifiquement, la corporéité des femmes trans et lesbiennes peut être considérée comme un vecteur à travers lequel la cis-hétéronormativité est entièrement questionnée, voire déconstruite, ce qui, sans doute, favorisera une redéfinition de cette norme patriarcale.
Mais la transidentité et le lesbianisme suffiront-ils, à eux seuls, à servir de modèle pour une telle démarche ?


Notes

[1] Entre mai et septembre 2020, une vague de dénonciations et d’accusations de violences liées au corps féminin (harcèlement et viol) a émergé sur les réseaux sociaux en Haïti, notamment sur Facebook, espace virtuel public par excellence. Aucune véritable sanction n’a été prise, si ce n’est que certains présumés agresseurs ainsi que leurs actes sont désormais connus. On ignore si les dénonciatrices ont entrepris des démarches juridiques.

[2] Sabine Lamour, Conférence MOUKA – Lutte des Haïtiennes au XXᵉ siècle : la Ligue féminine d’action sociale, MwemTV, avril 2024.

[3] Camille Froidevaux-Metterie, Un corps à soi, Seuil, 2021, p. 58.

[4] Définition : manière apparente dont un individu se présente au monde extérieur, selon des codes de masculinité, de féminité ou mixtes.

[5] Camille Froidevaux-Metterie, Un corps à soi, Seuil, 2021, p. 67 : « C’est dans ses dimensions, à la fois intersubjective et cognitive qu’il faut comprendre la corporéité phénoménologique : fondement de la relation à autrui et au monde, […] ».

À propos de l'autrice

Micaëlle Charles est comédienne, autrice, metteuse en scène, créatrice de contenus, apprentie artiste intellectuelle, ainsi que philosophe féministe et littéraire en devenir.

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