Table des matières
Premier volet d’une réflexion sur la réforme de l’éducation et de la famille en Haïti. La suite sera publiée prochainement.
Combien de fois nos jugements moraux ont-ils ciblé les institutions ayant éduqué les citoyens devenus des déviants nuisibles à la société ? Pourquoi notre opinion tend-elle à définir et à expliquer les déviances par la seule responsabilité individuelle, sans prendre en compte les structures de socialisation auxquelles ont été soumis les acteurs sociaux déviants ? En quoi la prise en compte de ces structures — la famille, l'école et les médias — est-elle urgente dans la recherche de solutions à l'augmentation et à la persistance de cette crise des déviances en Haïti ? Comment éviter que ces pathologies sociales ne se normalisent en une contre-culture, bloquant l'institutionnalisation et la permanence d'une culture des normes et des valeurs de l'intégration sociale, ainsi que de pratiques légitimant un ordre sociétal de justice et d'équité ?
Voici les questions qui nous renvoient au constat d'une crise de dysfonctionnement social et institutionnel, reflet de la corruption dans la bureaucratie privée et publique, de l'anomie du champ de l'économie nationale, et des violences illégitimes, explicables à la fois par des facteurs sociaux et politico-économiques. Ces interrogations peuvent être précisées dans un questionnement méthodologique visant à guider la recherche de solutions. Ainsi, comment repenser la famille et l'école pour forger une autre citoyenneté haïtienne ? Évidemment, sans omettre de souligner l’urgence de réformes dans les pratiques des institutions médiatiques, qui doivent relayer les valeurs de l'éducation familiale et scolaire.
L'origine ethnique de la population haïtienne a toujours influencé l'organisation de l'institution familiale. Le patriarcat africain s'était reconstitué dans les villages de marrons, pour ensuite s'établir autour de l'habitat traditionnel du « lakou » après l'indépendance de 1804. Puis, le « lakou » a éclaté en parcelles distinctes avec l'arrivée d'étrangers, comme le souligne Rémy Bastien dans Le Paysan haïtien : système et crise, avant de disparaître totalement du paysage rural. Cette disparition de l'habitat traditionnel s'explique par les ventes, les expropriations survenues durant l'occupation américaine de 1915, ainsi que par les vols, frauduleusement qualifiés d'honoraires, perpétrés au cours et à l'issue de procès juridiques dont les familles paysannes furent les principales victimes.
C'est sur ce type d'habitat qu'un patriarche pouvait exercer un pouvoir social et symbolique, soumettant ses nombreux enfants à une éducation morale et sociale qui condamnait et sanctionnait fermement tous les vices aujourd'hui largement répandus dans les milieux ruraux et urbains. En effet, le vol, l'infidélité, le mensonge, l'insolence et l'indécence étaient considérés comme des abominations et des infamies dans toutes les familles paysannes. Cette éducation a disparu avec l'effritement définitif du « lakou » traditionnel. Même dans les familles urbaines issues de racines provinciales, l'éducation visait à rendre les enfants polis, respectueux des normes et des valeurs, décents et honnêtes. Le civisme et la morale faisaient partie intégrante des principes enseignés et pratiqués à la maison, à l'école et dans les lieux publics. L'illettrisme ou l'analphabétisme n'étaient nullement perçus comme des obstacles à cet apprentissage social, qui favorisait des pratiques fondées sur le respect de la dignité de la personne humaine.
Deux moments historiques doivent être considérés dans toute tentative d'explication du déclin du « lakou » traditionnel et de l'effritement inexorable des valeurs morales et sociales de l'éducation familiale en Haïti, notamment dans les milieux ruraux.
D'abord, les années de l'occupation américaine d'Haïti à partir de 1915 ont été marquées par des expropriations foncières massives et des flux migratoires affectant les habitats résidentiels et productifs de la paysannerie haïtienne. Ces événements ont profondément bouleversé la vie des familles rurales, mais aussi celle des familles périurbaines d'origine rurale, qui ont été à la fois déracinées et désenchantées de leur histoire et de leur mode de vie socioculturel. Dans le roman paysan haïtien Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain, les propos désobligeants de Gervilien Gervilus à l'égard de sa cousine éprise de Manuel Jean Joseph, ainsi que de la bande de son père mort dans un duel foncier, témoignent de cette fracture morale et sociale au sein de la famille paysanne haïtienne. Cette note de désenchantement et de déracinement trouve également un écho dans Le Drame de la terre de Jean-Baptiste Cinéas, et sera reprise avec beaucoup d'ironie par un personnage de l'audience « Bòs Chaleran » de Maurice Sixto.
Ensuite, c'est sous la dictature instaurée en 1957 que les familles paysannes allaient connaître une migration interne, orchestrée à la fois pour simuler une participation électorale et pour constituer la main-d'œuvre exploitée par les nouvelles industries regroupées dans le parc SONAPI. Incapables de reconstituer leur « lakou » traditionnel avec ses pratiques et habitus socioculturels, les paysans durent se contenter de taudis, qui proliférèrent dans les zones périurbaines et sur les flancs de montagnes rapidement bidonvillisés. Ainsi s'est poursuivie la dynamique de leur déracinement, accompagnée d'une resocialisation incomplète, ne leur permettant que d'acquérir une culture urbaine hybride, marquée par un besoin obsessionnel d'affirmation et de reconnaissance sociale, mais conduisant à une aliénation profonde. D'où une misère sociale et économique, avec une grande promiscuité, souvent confondue avec la solidarité mécanique que favorisaient autrefois le milieu rural et ses normes et valeurs, et une alternance entre vie symbolique paysanne et citadinité artificielle.
Il importe de comprendre, dans une analyse sociologique de ces métamorphoses, que la ville a mal éduqué les familles paysannes qui y ont migré pour tenter de se reproduire socialement. Cette éducation, inappropriée aux objectifs d'une intégration réussie et de la transmission des bonnes manières, a eu des impacts non seulement sur les migrants, mais aussi sur la partie de la paysannerie restée au village. Ce phénomène a contribué à la disparition progressive des valeurs qui faisaient la fierté et le prestige du paysan haïtien.
Aujourd'hui, lorsqu'on observe une famille en milieu rural, une famille avec des racines paysannes en ville, ou une famille urbaine, on ne perçoit presque plus de signes distinctifs. Les pratiques socioculturelles leur sont désormais largement communes, malgré quelques nuances qui empêchent une totale indifférenciation. Elles adoptent les mêmes modes vestimentaires et alimentaires, les mêmes pratiques de loisirs, favorisées par l'accès facilité aux nouvelles technologies de l'information et de la communication. Et elles présentent les mêmes vices sociaux et moraux.
Par exemple, le vol, l'infidélité conjugale flagrante, l'indécence des actes et des propos, le non-respect de la dignité de la personne humaine, ainsi que l'usage malsain de la liberté d'expression, sont des faits sociaux courants aussi bien en milieu rural qu'urbain. Il en résulte une crise de confiance, générée par ces pratiques, qui institue une forme d'individualisme choquant, remplaçant la solidarité et l'esprit du combitisme, si souvent évoqués dans les écrits de l'historienne Odette Roy Fombrun.
Aujourd'hui, on pourrait caractériser la famille paysanne, tout comme la famille rurale, par la solidarité organique décrite par Durkheim, mais avec une régulation des rapports sociaux qui n'est pas fondée sur les garanties d'expertise et de confiance nécessaires dans les sociétés modernes dotées de grandes infrastructures urbaines. Cela s'explique par le fait qu'il n'existe pas de villes modernes en Haïti.
L'enchaînement des explications ci-dessus permet de comprendre pourquoi de nombreux membres de groupes armés illégaux et/ou illégitimes, dans certains espaces géographiques anomisés du pays, sont de jeunes paysans ayant connu de longues périodes de migration interne, ou des fils de paysans. Ils manifestent des valeurs et des manières d'agir qui reflètent une culture citadine non ou mal assimilée, parfois marquée par une perception superficielle de leur identité sociale et psychologique.
Le déclin des valeurs de la famille est simultané à celui de l'école. En effet, la migration est consubstantielle à la demande d'éducation dans des villes dépourvues d'infrastructures scolaires capables de massifier et de démocratiser la formation. Ce déficit s'expliquait par des politiques publiques mal ajustées aux demandes et aux besoins de la société, ainsi que par le faible niveau d'entrepreneuriat dans le domaine éducatif du début du XXᵉ siècle jusqu'à la chute du régime dictatorial.
Avant cette date charnière marquant le début d'un processus de démocratisation, l'école était perçue comme une institution morale et prestigieuse, justifiée par la qualité de la formation dispensée. Toutefois, le processus amorcé après la dictature fut surtout marqué par l'inachèvement de la réforme Bernard et par le libéralisme économique, qui transforma l'éducation en un bien de capitalisation privée, provoquant ainsi la perte de son rôle d'agent moral de la reproduction sociale.
Dès lors, une armée d'entrepreneurs éducatifs investit le marché scolaire sans souci de qualité, visant uniquement le profit. L'école se retrouva ainsi dépourvue du civisme et de la morale qui, autrefois, façonnaient les comportements des élèves et suscitaient respect et admiration à l'extérieur des établissements. Par ailleurs, les parents, confrontés au chômage et aux salaires indécents, n'accordaient plus d'importance à la qualité de l'enseignement prodigué par des écoles dites « borlettes », dont ils pouvaient à peine payer les frais dérisoires.
N'importe quel individu pouvait devenir directeur d'école, même sans compétences universitaires, pédagogiques ni responsabilité morale pour orienter et éduquer les enfants aux valeurs civiques et morales, pourvu qu'il puisse louer ou acheter une maison, qu'elle soit ou non appropriée pour abriter une école. Le recrutement du personnel enseignant obéissait à des critères opaques, définis à la seule discrétion de l'entrepreneur.
Conséquemment, les véritables éducateurs, dignes de ce titre, se sont retrouvés progressivement en situation de concurrence avec des entrepreneurs mieux armés pour réussir dans l'industrie ou le commerce. Ce changement négatif n'a cessé de s'accentuer au cours des décennies suivantes, affectant profondément les valeurs que les programmes académiques devaient transmettre aux élèves. Ces derniers sont devenus, pour beaucoup, irrespectueux des normes sociales, des valeurs morales et des principes de civisme.
Aujourd'hui, il arrive que l'enceinte même des établissements scolaires devienne le théâtre de comportements abominables et infamants : rapports sexuels dans les salles de classe, injures, bagarres, voire bastonnades infligées aux maîtres qui osent réprimander un contrevenant aux règles, règles qui, paradoxalement, gênent plus qu'elles n'éduquent à l'adoption des bonnes manières et de la bienséance.
Nous avons ainsi diagnostiqué les problèmes qui traversent et dénaturent la famille et l'école dans leur mission. L'analyse est peut-être sommaire, mais elle permet de mieux aborder les points relatifs aux réformes nécessaires de ces institutions et à leur impact sur la formation d'un citoyen nouveau, ainsi que sur le rapport de variance entre repenser la famille et l'école, et penser une nouvelle citoyenneté haïtienne. C'est ce que nous proposerons dans un autre article, qui complétera cette première partie de notre réflexion sur la crise morale de la famille et de l'école, et leur impact sur le déficit de citoyenneté que nous observons en Haïti.