Aller au contenu

Repenser la famille et l'école en Haïti pour construire une nouvelle citoyenneté (suite)

Réflexion critique sur la réforme scolaire en Haïti, soulignant l'urgence d'une refondation éducative pour construire une nouvelle citoyenneté.

Illustration stock photo par Zachary Vessels

Table des matières

Deuxième volet de notre réflexion sur l’éducation en Haïti. Après avoir posé les bases, nous poursuivons l’analyse des réformes nécessaires. Lire la première partie ici.

La réforme de la famille et de l'école en Haïti est une nécessité urgente. D'abord, parce que les déviances sociales sont dues à la dégradation de ces institutions. Ensuite, en raison de la crise de la citoyenneté, qui est issue des dysfonctionnements de ces structures de socialisation, la gouvernance démocratique, avec la promotion et la protection des droits des personnes, ne peut être une réalité de l'activité politique en Haïti. D'où la persistance des antagonismes qui semblent être sans issue. Il faut donc répondre à la question des moyens et des orientations de la réorganisation de ces institutions salutaires pour la société.

En effet, lorsqu'on envisage de débattre de la réforme de la famille, il ne s'agit pas d'une discussion sur une thématique abstraite, déconnectée d'une réalité concrète. Il s'agit de référer à des actions et des résultats tangibles, en contraste avec les faits que nous observons aujourd'hui dans la société haïtienne.

D'abord, il y a un aspect économique fondamental dans la réforme de la famille. En réalité, les expériences en Amérique du Nord, en France, au Brésil, notamment dans les milieux communautaires des groupes ethniques et pour certaines familles autochtones des États-Unis, ont prouvé qu'on ne peut vouloir reconstituer la famille dans les sociétés fracturées par les grandes inégalités sans envisager un régime de salaires et de revenus par la création d'emplois. Cela implique que les instances du pouvoir doivent mettre en place des politiques publiques pour financer la création de ces emplois dans divers secteurs de production économique.

Avec un partenariat public-privé, on développera les industries les plus porteuses et appropriées aux demandes des marchés nationaux et internationaux. Les ministères de l'Industrie et du Commerce, des Affaires sociales et du Travail, de l'Intérieur et des Collectivités territoriales travailleront sur un document-cadre qui identifiera les potentialités et les besoins de chaque département pour agir dans le sens du développement local et national. L'agriculture, la pêche, l'élevage et les industries de transformation correspondantes seront priorisées.

L'État sera, dans ces entreprises, un investisseur et un entrepreneur au même titre que les partenaires du secteur privé, tout en subventionnant la création des filières industrielles clés, et avec un système de taxation qui favorisera les régimes d'assurances sociales pour les chômeurs en recherche d'emploi, ainsi que pour pallier le chômage structurel, qui évolue en fonction du progrès du développement.

Il faut que soient disponibles des fonds financiers provenant de la Banque centrale, des banques commerciales privées partenaires dans les projets, ainsi que des coopérations bilatérales et multilatérales, lesquelles ne définiront plus unilatéralement les secteurs prioritaires pour l'allocation des ressources financières destinées au développement national.

L'adoption de décisions relatives à l'exploitation du sous-sol doit également être un impératif à court et à long terme, sur la base d'un consensus national et de partenariats internationaux avec les pays ayant déjà fait leurs preuves dans les technologies de forage, de raffinage et de transformation minière.

Un second aspect de la réforme de la famille concerne la communication publique des valeurs du civisme et de la moralité sociale. En effet, l'État demeure un organe de formation de la conscience sociale des individus, comme le précise Durkheim. Il crée les cadres normatifs pour la réalisation de l'action et prévoit les sanctions en cas de dérogation. Cependant, il ne peut être tenu pour responsable de l'application de ces sanctions s’il ne met pas en place les conditions de l’obéissance consentie aux normes — même s’il conserve toujours le droit et le devoir d’user de la coercition contre les déviances relevant des grandes criminalités.

Premièrement, il doit informer et former par une communication systématique, afin que les individus développent des comportements réflexes, car ils auront vécu les valeurs qui se présenteront à eux sous un double aspect : l’intériorité et l’extériorité. Ensuite, l’environnement socialisé doit comporter des repères signalétiques qui avertissent de la présence des normes et des sanctions associées à leur violation. Dans les marchés publics, les stations de transport, sur les voies publiques, un système de symbolisation des valeurs devra exister pour orienter l’action sociale et maintenir en permanence la nécessité de les observer.

Parmi les valeurs véhiculées dans les communications, on retrouvera : le respect des droits humains, de l’environnement, des patrimoines publics nationaux, l’altruisme comme mobile des comportements, ainsi que le sentiment d’appartenance communautaire (patriotisme et nationalisme ouvert et décomplexé).

Le troisième aspect se rapporte à l’éducation à la conscientisation populaire d’Umberto Collette, laquelle renvoie à la pédagogie de Paulo Freire. Dans cette perspective, les programmes d’alphabétisation sont déterminants pour former les adultes, à partir de leurs propres expériences, à la participation aux actions de développement de leur communauté. Les médias et supports de communication de masse joueront un rôle fondamental dans ces processus de socialisation continue.

Mais tout cela ne pourra être possible sans une volonté réelle de faire société, c’est-à-dire une intention commune d’un vivre-ensemble authentique, qui ne soit plus un slogan insignifiant en contradiction avec les actes posés.

Entre la famille et l’école, il existe un continuum éducatif régi par une logique d’actions complémentaires. Dans l’introduction de La culture opprimée, le sociologue Jean Casimir propose une distinction utile pour l’analyse de la socialisation des groupes sociaux haïtiens, entre l’éducation et l’instruction. La première est plus totalisante, car elle inclut la transmission des codes moraux et sociaux de la culture de ces groupes sociaux, lesquels s’identifient à une culture nationale et à la civilisation de l’espèce humaine. C’est aussi un processus humanisant, qui prend en compte les affects et les manifestations du psychisme de l’enfant appelé à devenir un adulte responsable, autonome et moral dans ses actes.

L’instruction, quant à elle, a pour mission de systématiser les valeurs qu’elle corrige selon des règles institutionnelles. Elle recourt à des sanctions et à des récompenses qui donnent à l’individu la conscience d’une identité expérimentée en dehors du cadre familial, mais destinée à jouer pleinement les rôles que l’on doit y assumer.

Donc, l’école, même si elle doit décentrer les individus qui la fréquentent en éliminant de leurs pensées et de leurs attitudes le sociocentrisme, l’égocentrisme et l’égoïsme, doit contribuer au renforcement des codes moraux et sociaux que ceux-ci ont déjà acquis au sein de leur famille. Dans cette perspective, il ne doit pas y avoir de rupture irréversible entre l’action socialisatrice de la famille et celle de l’école. Même si l’on peut toujours objecter en invoquant la théorie des capitaux de Bourdieu pour expliquer la reproduction sociale des individus, cette objection, loin de susciter la panique, doit au contraire nous inciter à mettre l’accent sur un aspect théorique fondamental de la sociologie des inégalités : comprendre les conditions d’une intégration socioculturelle et économique des familles haïtiennes, trop longtemps exclues des biens exclusifs (ressources économiques) et des biens inclusifs (les savoirs de la culture savante).

Conséquemment, nous pouvons énumérer quelques points essentiels de la réforme que doit connaître l’école en Haïti. Il s’agit notamment des infrastructures scolaires ; de la philosophie d’une éducation prenant en compte l’histoire et les mémoires partagées de la nation ; de la place de l’école dans l’écologie haïtienne ; de l’éducation aux médias ; de la réforme des directions techniques du ministère de l’Éducation, en particulier la Direction des programmes académiques et des examens officiels ainsi que la Direction de l’inspectorat ; et enfin, de la redéfinition des liens entre les parents, les communautés et l’école. Ce sont là des aspects incontournables de la réforme de l’école haïtienne.

Pour préciser le sens de ces notions dans tout processus de réforme, nous allons les aborder point par point.

L’école doit impérativement être un lieu confortable, écologique, accueillant et humanisé, en accord avec l’univers culturel national de l’enfant et une cosmovision qui lui permette de s’ouvrir à l’universel. En effet, l’État doit disposer d’un pouvoir discrétionnaire de contrôle sur les infrastructures physiques qui hébergent les institutions scolaires. Ainsi, lorsqu’un particulier souhaite ouvrir une école, le plan architectural des locaux doit faire l’objet d’une discussion permettant de définir les responsabilités de chacun en matière de sécurité des enfants.

La subvention publique conditionnelle devient, à cet égard, une nécessité pour faciliter l’accès à des services de formation scolaire dispensés dans un cadre agréable et sécurisé, et à des prix avantageux pour les familles ainsi que pour les agents éducateurs, qu’il faut aussi considérer comme des entrepreneurs œuvrant dans un marché concurrentiel spécifique. D’autres formes de subventions publiques peuvent être directes ou indirectes, selon l’issue des négociations contractuelles entre l’autorité publique et ses partenaires.

Un plan visant à intégrer, dans les processus de cette réforme de l’école haïtienne, les éducateurs ayant consacré des décennies à l’action éducative mais qui ne répondent pas aux critères formels — quelles qu’en soient les raisons — devra être envisagé.

Définir une philosophie propre à l’école haïtienne doit être possible à partir de théories axiologiques, combinées à une mise en récit de l’histoire et des mémoires de la nation. Cela s’inscrit dans un monde de communautés de savoirs portant sur l’économie, la politique, les arts et les cultures, qui constituent les socles des civilisations humaines — parmi lesquelles la culture haïtienne, fruit d’un métissage entre valeurs africaines et occidentales, occupe une place respectable et pleinement valorisable.

L’éducation qui importe à cette époque de modernité technicienne et philosophique ne peut être, et n’est pas, en contradiction avec la pensée du développement durable, laquelle impose une éthique protectrice des écologies nationales. L’organisation des sommets mondiaux sur la gestion et la protection de ces écologies nationales, qui forment un système planétaire, montre l’urgence d’agir et de penser autrement l’environnement des êtres humains.

Aussi, l’école doit défendre ces valeurs, afin de mettre un terme au schisme entre les générations qui gaspillent dans le présent et celles qui souffriront, dans un avenir incertain, des précarités liées aux ressources environnementales. L’école jouera un rôle de censeur, freinant, par une formation sensibilisante, les effets néfastes des appétits de profits alimentés par la logique du capitalisme ultralibéral. En somme, l’école apprendra aux enfants à aimer et à préserver les ressources de leur environnement, ressources qui sont utiles à la satisfaction de leurs besoins rationnels et vitaux.

Les médias occupent une place permanente dans la vie des êtres humains. Parfois, cette présence peut être aliénante, en raison de ses effets propagandistes et sensationnalistes, qui détruisent la vigilance et les capacités d’écoute critique des auditeurs en matière de valeurs et de pratiques essentielles à la protection de leurs libertés et de leur sécurité dans les régimes démocratiques. Cela est dû à l’absence d’éducation aux médias dans les programmes scolaires.

Depuis que la démocratie représentative s’est appuyée sur les mécanismes médiatiques pour favoriser la participation citoyenne, l’éducation aux médias est devenue un impératif. Elle permet de développer les aptitudes nécessaires à une écoute vigilante. Ainsi, les chances de constitution d’une opinion publique éclairée augmentent, et l’unidirectionnalité de la communication politique et publique s’en trouve affaiblie, ce qui oblige les gouvernants à rendre des comptes aux gouvernés.

C’est pour cette raison que l’éducation aux médias, intégrée aux programmes scolaires, a pour objectif d’enseigner aux jeunes citoyens à comprendre la parole publique et les canaux par lesquels elle circule, afin de contrer les effets pervers de la propagande, de la désinformation et des violations des droits des auditeurs. Ainsi, éduquer les enfants à l’école aux médias revient à ajouter des roues à la machine de la réforme éducative.

Le point concernant la réforme des directions du ministère de l’Éducation nationale est un point axial qui mériterait un article à part entière. Toutefois, nous en dirons quelques mots introductifs pour amorcer la discussion. En effet, bâtir les programmes académiques est une décision qui doit s’appuyer non seulement sur des expertises, mais aussi sur une concertation impliquant plusieurs entités étatiques, dont des ministères stratégiques pour une gouvernance efficace et efficiente, ainsi que les chambres du Sénat et des Députés, en tant qu’instances législatives.

Pour comprendre la nécessité de cette démarche, on peut prendre comme exemple problématique l’édition du livre unique, qui a été une décision gouvernementale prise sans être inscrite dans une vision étatique de réforme des programmes académiques de l’école. Deux attitudes de protestation et d’illégitimation ont pu être observées à la suite de cette décision ministérielle.

D’abord, l’attitude de mépris de certains éducateurs, qui n’ont pas intégré le livre unique dans leur liste scolaire ni dans leur direction pédagogique. Ensuite, l’attitude ouverte de protestation d’autres éducateurs, qui critiquaient cette décision comme irrationnelle, illégitime et illégale. Selon ces acteurs, le livre unique ne répondait ni aux besoins en savoirs des apprenants pour le développement de leur milieu social et culturel, ni aux objectifs des programmes qui méritaient une réforme structurelle.

Cette histoire constitue donc une preuve tangible que les programmes scolaires doivent être réformés avec la participation d’experts dans les différentes disciplines de l’enseignement, ainsi que par une concertation entre les entités ministérielles et parlementaires. Cela permettrait d’en faire non une décision ponctuelle d’un gouvernement, mais un projet d’État visant l’éducation scolaire comme un levier de reproduction durable de la société.

De nombreuses critiques sont également adressées à la Direction de l’inspectorat du ministère de l’Éducation nationale. Pour certains, des inspecteurs sont en poste sans accomplir la moindre mission d’inspection. Cette défaillance s’explique par plusieurs facteurs : les conditions sanitaires déplorables dans de nombreuses institutions scolaires, l’incompétence et les critères opaques de recrutement des enseignants, l’état défectueux ou l’inexistence de ressources didactiques (bibliothèques, centres de documentation numérique, équipements sportifs), ainsi que le mauvais état ou l’absence des relevés d’évaluations formatives et sommatives dans les archives scolaires.

Certes, quelques écoles répondent à ces exigences grâce à un régime de frais scolaires qui rend l’admission à leurs salles de classe exclusive aux familles des classes aisées. Leur administration scolaire est rationalisée, selon la logique de la bureaucratie théorisée par Max Weber, avec un organigramme précisant les services scolaires, leurs tâches et leurs fonctions spécifiques, facilitant ainsi le contrôle par l’inspection ministérielle. Mais les lycées, les écoles nationales et de nombreuses écoles privées qui prolifèrent sur le marché de l’éducation ne respectent pas ces critères d’organisation de l’enseignement et de l’apprentissage. Le service d’inspection du ministère n’intervient jamais pour y remédier.

La réforme de la Direction de l’inspectorat devra donc consister à mobiliser des expertises variées : intégrer des agents sanitaires pour vérifier l’hygiène scolaire, les services d’infirmerie et d’assistance psychologique ; des professeurs pédagogues chargés de contrôler l’application des programmes ; des spécialistes de l’évaluation chargés d’analyser les relevés de notes pour en garantir la fiabilité ; des moniteurs de sport et de lecture pour contrôler les cours d’éducation physique et les bibliothèques scolaires.

Sans ces mesures, l’école haïtienne restera un lieu où se perpétue chaque année le mythe de l’apprentissage, un mythe que les taux élevés d’échecs scolaires viennent inlassablement contredire. Il subsistera alors une incomplétude des valeurs transmises par la famille et l’école, qui devraient pourtant exister dans une forme de continuum éducatif au sein du processus de socialisation des individus.

Dans le prochain article, nous aborderons les points relatifs à la réforme des pratiques médiatiques, avant de conclure par l’analyse de la relation dynamique entre la refondation des institutions familiales et scolaires et l’émergence d’une nouvelle citoyenneté haïtienne.

Evens Cheriscler est né le 5 avril 1981 à Port-au-Prince, Haïti. Il a étudié la sociologie à la Faculté des Sciences Humaines (FASCH). Passionné par les sciences sociales, il est écrivain et journaliste. Il a exercé comme rédacteur pendant deux ans au quotidien haïtien Le National. Auteur de plusieurs œuvres inédites, il poursuit son travail littéraire avec la volonté de faire connaître ses créations dans les cercles littéraires.

 

commentaires

Dernières nouvelles