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Vivre à l'heure des gangs : note sur une enquête dirigée par le Dr Ilionor Louis

Cette note explore la marginalité urbaine et la violence des gangs à Port-au-Prince à partir d’une enquête sociologique rigoureuse.

Table des matières

Cette note de recherche synthétise les principaux résultats d'une enquête dirigée par le sociologue Ilionor Louis pour le Centre Égalité pour la Connaissance, la Communication et la Liberté (ECCEL/Centre Égalité) dont il est le directeur. L'étude, menée avec une équipe d'une dizaine d'assistants chercheurs, repose sur une présentation publique de l'auteur intitulée Violencia y marginalidad social. Vivir en Puerto Príncipe en una época de bandas et le rapport de recherche associé.

Idée centrale et objectifs

L'étude est fondée sur l'hypothèse centrale que l'application des politiques néolibérales et la corruption des élites politiques et économiques qui lui est associée constituent des facteurs déterminants de la violence des gangs armés à Port-au-Prince.

L'étude poursuit deux objectifs principaux:

  1. Fondamentalement, elle cherche à comprendre la dynamique des gangs armés à Port-au-Prince, ses déterminants et la résilience de la population des quartiers et des sites de personnes déplacées.
  2. Spécifiquement, elle vise à appréhender les facteurs de la marginalisation des quartiers et de la formation des gangs armés.

À travers cette enquête, Ilionor Louis propose une plongée rigoureuse mais accessible dans les dynamiques qui transforment certains quartiers populaires de la capitale haïtienne en zones de guerre urbaine. Loin des explications simplistes ou sensationnalistes, il met en lumière les causes structurelles de la violence : politiques néolibérales, corruption systémique, effondrement de l'État, mais aussi ségrégation spatiale, exclusion économique et abandon institutionnel.

L'étude, qui mêle observations de terrain, entretiens et analyse quantitative, explore non seulement les mécanismes de formation des gangs armés, mais aussi la manière dont les populations résistent, s'adaptent ou fuient. Ce travail éclaire une réalité trop souvent réduite à des chiffres : vivre à l'heure des gangs, c'est aussi survivre, s'organiser et, parfois, espérer.

Comment la recherche a été menée

L'enquête repose sur une méthodologie mixte alliant entretiens qualitatifs, groupes de discussion et analyse quantitative. Neuf quartiers ont été ciblés, parmi les plus affectés par la violence armée : Cité Soleil, Village de Dieu, Cité Gabriel, Cité Georges, Impasse Eddy, Cité de l'Éternel, entre autres. Ces espaces, bien connus pour leur précarité, sont aussi devenus, ces dernières années, des bastions de gangs armés.

Trente-six entretiens semi-structurés ont été réalisés auprès de résidents – 18 femmes et 18 hommes – pour explorer leurs expériences personnelles, leurs perceptions de la violence, et leurs stratégies de survie. Vingt-sept groupes de discussion (focus groups) ont également permis de faire émerger des dynamiques collectives autour de la sécurité, de l'accès aux services, et de la vie communautaire. Enfin, une enquête quantitative a été menée auprès de 494 personnes, dont 283 hommes et 211 femmes, pour obtenir des données chiffrées sur les conditions de vie, les expériences de violence, et les représentations sociales des gangs, de l'État et de la police.

Le travail de terrain n'a pas été sans obstacles. Certains quartiers étaient tout simplement inaccessibles à cause du contrôle exercé par les bandes armées. Dans d'autres, même en l'absence de contrôle direct, l'insécurité, la méfiance et la peur rendaient difficile l'administration des questionnaires. Il a parfois été complexe de distinguer les personnes déplacées de celles restées sur place, ou d'organiser une restitution locale des résultats. Malgré tout, les données recueillies offrent une cartographie fine et poignante des réalités vécues.

Perspectives théoriques

L'analyse des données s'appuie sur plusieurs perspectives théoriques critiques, à commencer par une conceptualisation actuelle de la marginalité sociale.

La marginalité sociale: au-delà des approches classiques

L'étude dépasse les approches fonctionnalistes et marxistes classiques, aujourd'hui insuffisantes pour comprendre la complexité de la marginalité sociale. Traditionnellement, ces approches expliquaient la marginalité soit comme un retard d'entrée dans la modernité pour des populations vivant en marge des centres urbains, soit comme le résultat de la pénétration du capitalisme dans les zones rurales provoquant un exode massif et la concentration du prolétariat et du lumpenprolétariat.

Ces théories ne permettent plus d'appréhender la marginalité telle qu'elle se manifeste aujourd'hui dans les États du Sud comme Haïti, le Soudan, le Guatemala ou le Salvador. Comme le souligne Salvia (2007), le cadre théorique adopté considère plutôt l'émergence de divers processus d'accumulation qui se chevauchent et se combinent simultanément.

Dans ce contexte, selon Salvia (2010), les marginaux sont considérés soit comme un ensemble complexe et fragmenté de secteurs et de fractions sociales d'extraction différente et de position relative au sein de la structure sociale, soit comme une force de travail faisant partie de la "surpopulation relative". Leur comportement varie en fonction du cycle économique et du secteur en question. Salvia identifie trois catégories principales : a) une armée de réserve industrielle à la disposition des secteurs modernes concentrés ou intermédiaires d'un système structurellement hétérogène ; b) une force de travail au service d'entreprises « quasi-informelles » subordonnées aux secteurs dynamiques ; c) une « masse marginale », c'est-à-dire une force de travail excédentaire ou exclue des marchés régulés par l'État lui-même et une dynamique d'accumulation en charge des secteurs les plus concentrés de l'économie.

L'approche théorique de la recherche repose spécifiquement sur ce concept de « masse marginale », c'est-à-dire cette force de travail excédentaire en provenance de la paysannerie et des villes provinciales qui vient rejoindre les populations marginalisées déjà installées dans les bidonvilles des grands centres urbains.

Autres cadres théoriques mobilisés

Jürgen Habermas (2000) a montré que les États modernes, affaiblis par les logiques néolibérales, deviennent incapables de faire respecter les normes, de collecter l'impôt ou de protéger leurs citoyens. Cette « mort de l'État », également soulignée par Jean Ziegler (2000), permet de comprendre l'abandon institutionnel dans les quartiers étudiés.

Frédéric Lordon (2002) explique que la montée de la violence est indissociable de l'extension des valeurs concurrentielles dans une société marquée par l'insécurité structurelle. Axel Honneth (2006), quant à lui, évoque une « société du mépris » où les individus marginalisés perdent l'espoir d'une reconnaissance sociale.

Dominique Girardot (2011) ajoute que la violence néolibérale ne se limite pas à l'action des dominants : elle se diffuse dans tout le corps social à travers une idéologie du mérite qui légitime l'exclusion et intensifie la souffrance des plus vulnérables. Enfin, Étienne Balibar (2000) interprète la violence des bandes comme une forme de contre-pouvoir enracinée dans un ordre social profondément inégalitaire.

Ces références offrent une lecture articulée de la marginalité, non comme une exception, mais comme une production systémique des logiques économiques et politiques contemporaines.

Principaux résultats

Les résultats révèlent une réalité urbaine marquée par la fragmentation, la peur et l'exclusion. Les quartiers étudiés sont souvent situés en bordure du littoral ou sur les flancs de collines, dans des zones enclavées, mal desservies, et historiquement stigmatisées. Les habitants viennent en majorité du monde rural ou de petites villes de province, attirés par l'espoir d'un emploi dans la capitale. Mais au lieu de cela, ils se retrouvent pris dans des espaces où l'État est absent, les services de base inexistants, et la violence omniprésente.

L'accès à l'eau et à l'électricité passe par des branchements illégaux, gérés par des comités de quartier, comme le « komite kouran ». L'impossibilité d'attester d'une adresse légale empêche toute demande administrative. En matière de santé, la médecine traditionnelle, dispensée par des sages-femmes et des guérisseurs, est souvent le seul recours. À Cité Gabriel par exemple, 100 % des enquêtés affirment avoir recours à ces pratiques.

La violence est polymorphe. Elle est exercée par les gangs, mais aussi par la police, les partenaires intimes ou les voisins. Les hommes dénoncent des violences policières liées à leur apparence. Les femmes témoignent de violences conjugales, de viols, d'intimidations. Certaines mères relatent le viol de leurs filles mineures par des hommes armés. La peur est constante : peur de sortir, peur d'être enlevé, peur de perdre un proche. Le traumatisme est collectif, silencieux, durable.

Un autre aspect marquant est la perception ambivalente des gangs. Pour certains jeunes, rejoindre une bande peut sembler être une réponse logique à l'exclusion économique et sociale. Les gangs deviennent des employeurs, des protecteurs, voire des « régulateurs » dans un univers où les institutions ne remplissent plus leurs fonctions.

Pourquoi cela compte

Les résultats de cette recherche permettent de mieux comprendre l'articulation entre pauvreté, marginalité et violence dans un contexte d'effondrement étatique. Ils montrent que la violence armée n'est pas un phénomène isolé ou irrationnel, mais une réponse systémique à des décennies de politiques d'exclusion, de dérégulation et de centralisation, sous-tendue principalement par l'application des politiques néolibérales et la corruption des élites politiques et économiques.

Cette étude éclaire aussi les dilemmes des politiques publiques actuelles. Faut-il privilégier l'intervention militaire ou repenser les conditions sociales et économiques qui nourrissent la violence ? Faut-il négocier ou désarmer de force ? Quels mécanismes de réinsertion sont envisageables pour les jeunes enrôlés ? En exposant les récits, les peurs et les stratégies des habitants, l'étude remet les populations au cœur des réflexions sur la sécurité et le vivre-ensemble.

Dans un moment où la communauté internationale propose des solutions sécuritaires – notamment par l'envoi d'une mission multinationale de soutien à la sécurité (MMSS) – ce travail rappelle que sans justice sociale, aucune paix durable n'est possible.

Conclusion

Cette recherche documente avec précision la manière dont Port-au-Prince s'est fragmentée en une mosaïque de territoires abandonnés par l'État, livrés à la violence, mais aussi habités par des populations résilientes. En montrant que la marginalité est le produit d'un ordre social profondément inégalitaire, exacerbé par les politiques néolibérales et la corruption des élites, elle appelle à dépasser les approches purement sécuritaires.

Changer de cap suppose de repenser les politiques économiques, de renforcer les services publics, de lutter contre la corruption, mais aussi de redonner sens à l'action collective, à l'échelle des quartiers comme de la nation. Ce n'est qu'en reconstruisant l'État social, en revalorisant la jeunesse des quartiers populaires, et en favorisant des formes locales de participation, que l'on pourra sortir du cycle infernal de la violence.

Références

Balibar, É. (2000). La crainte des masses. Paris : Galilée.

Girardot, D. (2011). La société du mérite : Idéologie méritocratique & violence néolibérale. Lormont : Éditions Le Bord de l'eau.

Habermas, J. (2000). La constellations post-nationale. Paris : Fayard.

Honneth, A. (2006). La société du mépris : Vers une nouvelle Théorie critique. Paris : La Découverte.

Lordon, F. (2002). Capitalisme, désir et servitude. Paris : La Fabrique.

Ziegler, J. (2000). Les nouveaux maîtres du monde. Paris : Fayard.

À propos du chercheur

Dr Ilionor Louis est sociologue, professeur des universités et chercheur au Centre Égalité pour la Connaissance, la Communication et la Liberté (ECCEL). Ses travaux portent sur les dynamiques sociales urbaines en Haïti, en particulier la marginalité, la violence et les enjeux de gouvernance.

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