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Vers une compréhension psychosociale de la violence des gangs armés en Haïti

Analyse psychosociale de la violence des gangs armés en Haïti, en lien avec la socialisation, les représentations et l’environnement.

Table des matières

Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la violence désigne tout acte impliquant l’usage intentionnel de la force physique, que ce soit contre soi-même, contre autrui ou contre une communauté. On distingue plusieurs types de violence : auto-infligée, interpersonnelle (ou dirigée contre autrui) et collective. L’augmentation du phénomène de la violence en Haïti est complexe. Elle met en lumière les interactions entre l’individu et son milieu social. Ce dernier façonne l’individu à travers ses éléments constitutifs : culture, normes sociales, pratiques quotidiennes. Ces éléments participent activement au processus de socialisation. Or, le milieu de socialisation le plus déterminant demeure la famille. Pourtant, celle-ci n’assume plus adéquatement ce rôle fondamental. Les parents, accaparés par la recherche d’un gagne-pain, laissent les enfants sans repères structurants. Par ailleurs, les représentations que les gangs se font de leurs activités criminelles contribuent à la banalisation de la violence. Ces représentations orientent leur comportement et déterminent leurs rapports à la population. Enfin, la dimension politique de la violence n’est pas négligeable : les gangs, autrefois désignés sous le terme de “base”, ont été instrumentalisés par l’État comme relais dans la mise en œuvre de projets communautaires. Ils constituaient alors le point de contact direct entre l’État et certaines communautés.

Introduction

La violence en Haïti atteint une ampleur jamais connue jusque-là. Des hommes et des femmes d’Église délivrent des prophéties et mystifient la population. Cette violence, manifestée par des gangs armés dénommés aujourd’hui “viv ansanm”, suscite, par l’augmentation de son ampleur dévastatrice, de nombreuses réflexions au sein de la société civile haïtienne. À travers les médias, ces réflexions visent non seulement à comprendre cette violence comme une menace à l’existence humaine, mais également à dénoncer les conséquences de la passivité de l’État haïtien. Selon un article publié dans Le Nouvelliste, « On est en face d'une menace existentielle de l'aire urbaine de Port-au-Prince » (Fontal, 2024). Dans un autre article publié par Ayibopost, c’est l’irresponsabilité de l’État haïtien qui est en cause : « Lorsque l'État faillit à sa mission de servir les citoyens, des gangs peuvent facilement se créer et prendre sa place » (Francisque, 2021).

Malgré les interventions des forces de l’ordre dans certains quartiers pour tenter de reprendre le contrôle de la situation (Piercin & Merancourt, 2025) et la mort de certains bandits (Odigène, 2024), les bandes criminelles ne cessent de croître. Jour après jour, les attaques continuent de défrayer la chronique. Étudier le phénomène de la violence armée en Haïti devient donc un exercice complexe, car cette violence sape les fondements mêmes de la société en remettant en question la socialisation primaire des individus.

Dans cet article, nous proposons une lecture psychosociale de ce phénomène. Il s’agit pour nous de considérer l’individu comme un être influencé par son milieu social immédiat, mais également capable d’y exercer une influence. Appréhender la violence en Haïti dans cette perspective implique de reconnaître qu’elle ne saurait être comprise — ni résolue — sans une analyse conjointe de l’individu et de son environnement social.

Violence : esquisse de définition

De nos jours, la violence constitue un fait social majeur. Elle suscite la réflexion de nombreux acteurs, tant au sein des sociétés civiles que des organisations non gouvernementales. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) définit la violence comme :

La menace intentionnelle de l’usage de la force physique ou du pouvoir contre soi-même, contre autrui ou contre un groupe ou une communauté, qui entraîne ou risque fort d’entraîner un traumatisme, un décès, des dommages psychologiques, un mauvais développement ou des privations (Rapport mondial sur la violence et la santé, 2002, p. 5).

Selon l’OMS, il existe trois grandes catégories de violence : la violence auto-infligée, la violence interpersonnelle (ou dirigée contre autrui) et la violence collective. La violence auto-infligée se subdivise en comportements suicidaires et en sévices auto-administrés. La violence interpersonnelle se divise en deux sous-catégories : la violence familiale et la violence communautaire. Quant à la violence collective, elle se décline en violences économique, sociale et politique. Elle peut être exercée dans le but d’atteindre des objectifs sociaux spécifiques et inclut, par exemple, les crimes haineux commis par des groupes organisés, les actes terroristes et la violence exercée par des foules (ibid., 2002, p. 6-7).

Notre analyse s’inscrit dans cette dernière catégorie, celle de la violence collective, car les bandes armées commettent des actes terroristes. Elles tuent des femmes, des enfants et des personnes âgées sans motif valable.

La violence des gangs armés en Haïti : aspect psychosocial

L’aspect psychosocial de la violence permet de prendre en compte l’individu dans son milieu social. Cela revient à reconnaître que l’individu est influencé par son environnement social immédiat, tout en pouvant lui-même exercer une influence sur cet environnement. Il s’en suit une dynamique d’interaction continue entre l’individu et le milieu dans lequel il évolue. Il convient de souligner que cette influence s’opère à travers les valeurs, les normes et les pratiques sociales présentes dans cet environnement.

L’augmentation de la violence des bandes armées en Haïti peut, d’un point de vue psychosocial, être analysée à travers le prisme du concept d’apprentissage social développé par le psychologue Albert Bandura. Selon cet auteur, une grande partie de nos comportements sociaux repose sur l’observation des actes produits par notre entourage immédiat, qui sert de modèle (Godefroid, 1993, p. 437-438). Dans cette perspective, l’imitation joue un rôle central dans le processus d’apprentissage social. Ainsi, le milieu social immédiat influence directement les comportements des individus. Ceux qui évoluent dans des contextes marqués par la violence sont donc susceptibles de reproduire de tels comportements. Autrement dit, les criminels sont souvent des individus issus de milieux sociaux dans lesquels la violence est présente et banalisée.

Mussen évoque la culture du milieu social dans lequel l’enfant vit au quotidien comme l’un des facteurs influençant le développement de sa personnalité. Il identifie plusieurs éléments constitutifs de cet environnement : la musique, la télévision, les médias, les discours des adultes, les remarques et les commentaires (Mussen, cité dans Cloutier & Renaud, 1990, p. 426). Dans certains milieux sociaux, comme les quartiers communément appelés ghettos, les enfants sont exposés à des musiques qui valorisent la violence. Certains gangs armés utilisent même la musique comme outil de promotion de leurs actes violents.

Si le milieu social de l’individu contribue à la construction de sa personne, cela renvoie au concept de socialisation, un élément fondamental du fonctionnement social. La socialisation permet à la société d’assurer sa reproduction à travers l’inculcation de normes, de valeurs et de comportements attendus.

Tremblay (2001) ajoute à ce processus un facteur déterminant : l’environnement macrosocial. Ce dernier renvoie à l’ensemble des phénomènes sociaux qui régissent les relations au sein de grandes structures. Selon cette approche, la société constitue un système chargé d’ordonner et de réguler les interactions sociales. L’environnement macrosocial comprend la culture, les valeurs, les principes, les droits, les institutions, les lois, les coutumes, ainsi que les normes de comportement reconnues collectivement pour garantir la cohésion sociale (Tremblay, 2001, p. 29). Cette perspective permet de questionner la socialisation primaire des individus impliqués dans des actes de violence armée. Par socialisation primaire, on entend le processus de formation initiale de l’individu, principalement assuré par la famille.

Il paraît donc important de souligner que, parmi tous les milieux de socialisation — tels que l’Église, l’école, ou encore les groupes d’appartenance — la famille demeure le milieu social le plus déterminant. C’est en son sein que l’enfant acquiert les bases de sa culture : langue, coutumes, mœurs et traditions. Il s’agit également du premier cadre où se développe son identité sociale, psychologique et anthropologique. Ainsi, la famille joue un rôle fondamental dans la construction de la personnalité de l’enfant, laquelle constitue une dimension essentielle de sa personne. En d’autres termes, la famille « est un lieu privilégié d’apprentissage pour l’enfant » (Ayadi & Gollety, 2021, p. 181).

Cependant, dans le contexte haïtien, il apparaît que la famille peine à remplir adéquatement cette fonction de socialisation. Pour des raisons économiques, les parents passent peu de temps avec leurs enfants. Ces derniers, notamment les adolescents, se retrouvent souvent seuls à la maison après l’école. Ils disposent alors de temps pour fréquenter d’autres milieux sociaux ou côtoyer d’autres individus à l’insu de leurs parents. Or, à cette étape de leur développement, ils ont un fort besoin d’attachement. Être attaché à quelqu’un procure un sentiment de sécurité (Bee & Boyd, 2008, p. 103-104). Bowlby insiste sur le fait que l’attachement constitue un besoin primaire, essentiel à la survie de l’espèce selon une perspective darwinienne (Théréno, 2007, p. 151-152).

Un autre facteur expliquant la montée de la violence réside dans les représentations que les bandes criminelles armées entretiennent de leurs propres activités. Ces représentations correspondent, selon Jodelet (1989), à « une forme de connaissance socialement élaborée et partagée et ayant une visée pratique qui participe à la construction d’une réalité commune à un ensemble social » (p. 48-49). Chez ces groupes, ces représentations se manifestent à travers des surnoms qui définissent leur rapport à la population. Par exemple, un individu se faisant appeler « Bawon Lapolis » ou « Bawon Liplèn » exprime ainsi une vision de domination. Ces représentations leur permettent de s’imaginer comme les seuls maîtres à bord, hors d’atteinte de toute autorité.

Toujours selon Jodelet (1989), « les représentations sociales orientent et organisent les conduites » (p. 49). Le choix du nom « Taliban », par exemple, suggère une disposition à commettre les actes les plus extrêmes. De même, un criminel armé qui se fait appeler « Bébé Bourgogne » montre à quel point il est fasciné par l’image de ce chef de gang, au point d’en reproduire les comportements les plus violents.

L’étude des représentations sociales permet de mieux comprendre le processus de consolidation des bandes criminelles armées. Ces dernières sont aujourd’hui capables d’imposer leur volonté à la population. Cette représentation d’elles-mêmes est historiquement construite et évolue en fonction des rapports sociaux et des contextes historiques (Jodelet, 2015, p. 32). Il convient de souligner que, dans certaines phases de leur évolution, ces groupes ont représenté le contact direct entre l’État et les populations marginalisées. Divers projets communautaires menés dans les quartiers défavorisés ont transité par leur intermédiaire. À une certaine époque, ils étaient désignés sous le terme de « base », avant de devenir les « chimères » (Vincent, 2004, p. 5).

Les individus qui commettent des actes violents s’inscrivent dans un contexte social structuré par des rapports de pouvoir. L’analyse des dimensions économiques et politiques permet de mettre en évidence l’implication de certains acteurs politiques dans l’aggravation de la violence exercée par les bandes armées. Selon Vincent (2024), à l’exception de quelques rares figures, la majorité des candidats aux élections présidentielles, législatives et municipales entretiennent des relations avec des jeunes Haïtiens vulnérables non pas pour les soutenir, mais pour leur fournir des armes et de l’argent, dans le but de faciliter le bourrage des urnes (p. 14). En l’absence d’un encadrement de l’État, ces criminels rançonnent les populations locales. Cet appât du gain les pousse à conquérir de nouveaux territoires en perpétrant des actes particulièrement odieux.

Conclusion

La violence des gangs armés en Haïti constitue un phénomène social complexe, en ce qu’elle met en relation l’individu et son environnement social — un environnement marqué par la violence elle-même. L’objectif de cet article était de proposer une lecture psychosociale de cette dynamique. Cette approche permet d’envisager le phénomène à travers ses dimensions sociales, politiques et économiques, en vue de saisir les facteurs qui concourent à l’escalade de la violence.

Combinés, ces éléments soulignent la nécessité d’une réflexion approfondie sur les liens structurels et les causes multiples du phénomène. Pour ce faire, deux théories ont été mobilisées : celle de l’apprentissage social de Bandura et celle de l’attachement de Bowlby. Ces approches insistent sur l’influence déterminante du milieu social sur le comportement des individus. Par ailleurs, la défaillance de la socialisation primaire — notamment au sein de la famille — a été mise en évidence comme un facteur aggravant. La famille, en tant que premier milieu de socialisation, transmet à l’individu les fondements de sa culture : éducation, normes sociales, valeurs. Lorsqu’elle faillit à cette mission, elle contribue indirectement à la reproduction de la violence.

Références

Ayadi, K., & Gollety, M. (2021). La famille : une instance de socialisation majeure pour apprendre à consommer. BREE, 2021(1), 181–207. https://doi.org/10.3917/ems.bree.2021.01.0181

Bee, H., & Boyd, D. (2008). Les âges de la vie : Psychologie du développement humain (3e éd.). Éditions du Renouveau pédagogique.

Cloutier, R., & Renaud, A. (1990). Psychologie de l’enfant. Gaëtan Morin Éditeur.

Fontal, L. (2024, 6 décembre). Le temps de l’action sur tous les fronts pour aborder le drame humanitaire effroyable que vit Haïti. Le Nouvelliste.

Francisque, J. (2021, 15 janvier). D’où viennent réellement les gangs qui terrorisent Haïti ? Ayibopost.

Godefroid, J. (1993). Les fondements de la psychologie : Sciences humaines et sciences cognitives. Études Vivantes.

Jodelet, D. (1989). Représentations sociales : Un domaine en expansion. Dans Les représentations sociales (pp. 43–76). http://classiques.uqac.ca

Jodelet, D. (2015). Représentations sociales et monde de vie. http://classiques.uqac.ca

Piercin, W., & Merancourt, W. (2025, 28 janvier). Des policiers haïtiens alertent sur les failles des interventions anti-gangs. Ayibopost.

Organisation mondiale de la santé. (2002). Rapport mondial sur la violence et la santé.

Théréno, S., et al. (2007). La théorie de l’attachement, son importance dans un contexte pédiatrique. Devenir, 2(19), 151–198. https://doi.org/10.3917/dev.072.0151

Tremblay, M. (2001). L’adaptation humaine : Un processus psychosocial à découvrir (2e éd.). Éditions Saint-Martin.

Vincent, M. D. (2004). L’origine contemporaine des gangs armés en Haïti. Revue des sciences sociales et humaines, 1(1), 1–13. https://hal.science/hal-04680465v1

Vincent, M. D. (2024). Violence armée et instrumentalisation politique en Haïti. Manuscrit non publié

À propos de l'auteur

Ecclésiaste Étienne est né à Port-au-Prince le 5 septembre 1987. Sociologue de formation, il est diplômé de la Faculté des Sciences humaines de l’Université d’État d’Haïti. Il poursuit actuellement des études de master en psychologie sociale à la Faculté d’Ethnologie. Poète et écrivain, il a publié deux recueils de poèmes en créole : Yon ti flann sou plim (2018) et Doub vizaj (2019). Cette même année, son poème Ma ville a paru dans la revue Poésie vivante de l’association française Création et poésie, basée à Grenoble.

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